87 - Les noces du diplomate

Un hochement de tête, et ce fut entendu.

La porte s'ouvrait enfin sur le hall central du upperdeck, qui abritait derrière une porte blindée le Pont de Commandement. Si les passages n'étaient pas rares - en particulier branle-bas de combat sonné -, les quelques âmes qui courraient d'un côté à l'autre du couloir avaient bien plus à faire que de dévisager les officiers présents.

Le lourd sas découvrit un pont de commandement fourmillant d'activité. Dans un coin de la salle, navigateur et pilote préparaient les rapports préliminaires, trajectoires et vecteurs supposés des pirates. A un autre, l'officier en charge des communications s'évertuait à héler le vaisseau pirate, dans l'espoir que celui-ci ne change d'avis - en vain. Enfin, le Maître tirailleur préparait déjà ses troupes, canonniers prêts à tirer, turbo-canons déployés. Au centre de la passerelle, enfin, trônait la cuve holo, affichant positions, vecteurs actuels ainsi que les diverses estimations de chaque officier.

Le Second et moi prenions place sur nos sièges respectifs, au centre de ce petit monde, l'air satisfaits, avant d'inviter le diplomate à prendre place sur un siège manifestement destiné à d'éventuels invités, déployable depuis l'un des murs du pont.

« Quartier-Maître, faites verrouiller les portes de cette section. Personne n'entre, personne ne sort. Italo, scannez le vaisseau ennemi. » Avec un peu de chance, il apparaîtrait dans nos bases de données. Et si tel était le cas, nous aurions un avantage tactique supplémentaire avant de partir affronter la menace.

Jaziel pénétra sur le pont avec son flegme habituel, comme s'il avait parfaitement l'habitude du bourdonnement du cœur du vaisseau. Ses yeux cependant notaient avec le plus de précision possible les nombreuses allées et venues. Il n'avait jusqu'ici pas eu l'occasion de voir le véritable fonctionnement de ces organes en situation réelle. Les rares fois où on l'avait invité sur le pont, le personnel avait bien entendu été briefé pour donner la meilleure image possible et il n'y avait rien apprit. Là, l'urgence prenait le pas sur la diplomatie. Cela valait – à ses yeux – le risque d'être touché par un vaisseau pirate. Lequel, de toute évidence, ne souhaitait pas parlementer. Attaque contre l'Empire ou contre le Marques ? Le mystère restait entier. Obéissant, il s'assit sur le fauteuil qu'on lui avait déroulé et continua à observer la scène.

« C'est ... Madame, c'est un vieux modèle militaire impérial », fit soudain Italo, dont le ton laissait clairement entendre sa surprise. Il n'était pas rare que des vaisseaux civils de toutes les factions soient reconditionnés en vaisseaux pirates, mais du matériel militaire ? ... Tout ça ne promettait rien de bon. « Je transfère ses spécifications sur l'affichage central. »

« Cardones, ETA. » J'avais adressé la phrase et un bref coup d'oeil au Navigateur du Conquistador qui se contenta d'afficher un décompte calculé sur l'écran tactique. « Sylvia, mettez le cap sur un vecteur 180-180. » Les regards des officiers se fixèrent sur leur capitaine, incrédules, et c'était en un sens compréhensible : il s'agissait d'un vecteur de fuite, et il n'arrivait pas tous les jours qu'un impérial décide de fuir un combat.

« Ils vont plus vite que nous, Capitaine », intervint le Second. « Nous ne pourrons pas leur échapper. »

« J'en suis consciente. Cardones, je veux que vous vous synchronisiez avec le chef ingénieur en charge de la propulsion et des boucliers. Nous allons leur préparer un Tango 3C. »

Chaque vaisseau disposait de ses propres codes. Bien que des ordres génériques existaient pour certaines occasions, il était plus prudent de s'assurer que l'ennemi n'avait aucun moyen de deviner ce qui serait décidé. Mais si celui-ci était aussi loin dans la liste des manœuvres, et si autant de doigts pianotaient nerveusement sur leurs consoles, ce n'était pas sans raison.

On avait aidé ces pirates. Appât du gain, vengeance ou les deux, ils n'étaient pas arrivés à mettre la main sur un modèle militaire aussi facilement. Sans rien montrer, Jaziel repassa en revue les différentes implications politiques de ces nouvelles données. S'il était surpris, il n'en montrait rien, pas plus qu'il ne dégageait aucune peur, c'était comme s'il n'était pas concerné, comme s'il était en train de regarder une scène extérieure qui ne le concernait en rien. Comme si les hommes et les femmes autour de lui n'étaient que des pions sur un jeu de dame. Il leva les yeux sur l'affichage central. Comme beaucoup de nobles, il avait une teinture en tactique et avec son intelligence pragmatique, il en tirait souvent partie mais là encore, il se savait moins bon que les professionnels qui l'entouraient.

« Si. Je connais ce vaisseau. »

Il réfléchit rapidement.

« J'ignore ce qu'est un Tango 3C mais celui-là a une mal-fonction du troisième canon de tribord. S'il le tire, il est obligé de compenser les générateurs ce qui affaiblit ses boucliers. C'est pour cela que l'armée s'en est débarrassé en 02/83. Il devait être démantelé. »

Le second hésita quelques instants, la question pendue aux lèvres, puis se contenta de hocher la tête, appréciateur, avant de la tourner vers son capitaine. « Merci, Monsieur. Tango 3B ? » Le Lieutenant Italo Saldivar était de ces militaires qui savent quand ne pas poser de question.

« Tango 3B », confirmais-je. « A mon signal. »

Le virage entamé pour adopter le vecteur de fuite fit perdre à la corvette impériale de précieuses secondes, utilisées à bon escient par le vaisseau pirate. Le temps paraissait long, dans l'intervale entre le moment où le navire ennemi prenait un vecteur de chasse et celui où il arriverait à portée de tir sur ses batteries de proue, et les estimations parfois hasardeuses des ordinateurs ne faisaient qu'augmenter la tension qui régnait à bord. Le Conquistador était de ces vaisseaux qui ne possèdent pas de turbo-canons de poupe ; et après tout, à quoi bon ?

« Maintenant ! »

« Propulseurs coupés. Rotation à 90. Boucliers concentrés à babord », répétait le navigateur Cardones en écho à ce que ses instruments lui déclaraient. Le chef mécanicien avait parfaitement opéré sa manoeuvre, et l'écran tactique affichait enfin le résultat attendu : utilisant son inertie dans l'espace, le vaisseau continuait en ligne droite à une vitesse décroissante, tout en présentant son flanc gauche, canons sortis lançant soudain un feu nourri sur la proue ennemie, véritable barrage en T improvisé en un contre un ; un scénario qui n'arrivait en théorie jamais.

Suivant des yeux la manœuvre, Jaziel avait l'impression de la comprendre au fur et à mesure. Comme le reste, il avait étudié les bases de la physique mais, jusque là, son éducation s'était surtout concentrée sur la gestion, la diplomatie, l'étiquette, le droit, les langues,la psychologie et ce genre de choses. La physique, il n'en savait pas assez pour dessiner des trajectoires en prenant compte les inerties. Par contre, il était assez intelligent pour voir un T quand on lui en montrait un et faire le lien avec le Tango de la manœuvre.

« Faites attention, il a un canon supplémentaire sur le pont supérieur avant ici à peu près » Il se leva du fauteuil et montra une partie habituellement utilisée par des cabines.

La première salve n'avait pas été aussi dévastatrice que je l'aurais souhaité. En fait, ç'avait même été le contraire. Sans doute les canonniers avaient-ils été dépassés par la rotation soudaine, qui devait affecter leur visée. Des huit canons babords, seul un avait fait mouche, ce qui n'avait qu'éraflé leur bouclier. Par chance, le fait était également vrai du point de vue pirate.

Je rejoignais Jaziel près de la cuve holo, vite imitée par le Second. Les sourcils froncés, je réfléchissais à ces nouvelles informations. Mon beau-frère était beaucoup de choses, mais ce n'était ni un vantard, ni un menteur. Je hochais à nouveau la tête, élevant l'affirmation au statut de vérité pour tous les officiers.

« Bien. Maître Artilleur, concentrez les tirs des turbo-canons à l'endroit indiqué par Monsieur De Asturias ainsi que sur les deux autres canons de proue. Je veux qu'il soit obligé de tourner pour nous offrir son flanc tribord. Et cette fois, tâchez de toucher, Lieutenant. »

Mais ça ne serait peut-être pas suffisant. Par sécurité, ne fallait-il pas s'assurer du sens de leur rotation à venir ?

« Cardones, ordonnez de relancer les propulseurs progressivement afin d'utiliser l'inertie actuelle et notre poussée à venir pour passer progressive d'un vecteur 180-180 à 0-270. » Soit, autrement dit, passer progressivement d'un itinéraire de fuite à un croisement de côté à quatre vingt dix degrés par rapport à l'adversaire.

Ce fut un fiasco. Même aux yeux du diplomate qui n'y connaissait rien, la première salve était un échec retentissant. Une froideur glacée envahit le jeune homme. Il avait honte. Honte pour sa faction. Honte pour sa belle-soeur. Honte de devoir s'en remettre à la chance pour revenir entier, cette chance qu'il aimait si peu parce qu'elle était si changeante. Il se contint, bien-sûr, mais l'on pouvait sentir sous son impassibilité la froideur qui l'entourait soudain. Ceux qui l'avaient cru glacial n'avaient encore rien vu.

Le Capitaine avait enregistré ses informations. Il n'en avait pas d'autre et il était assez intelligent pour savoir qu'il ne valait mieux pas gêner le passage. Raide, il se rassit sur son siège, ses yeux clairs fixant les hologrammes de combat. S'ils périssaient maintenant, après une manœuvre aussi pathétique, ce serait déshonorable. Il espérait que les artilleurs se reprenne si non...il leur dirait sa façon de penser.

Difficile de dire s'il s'agissait de l'aura froide de Jaziel, de la colère et de la déception contenues de leur capitaine ou de la honte des canonniers, mais la seconde fut bien moins décevante que la sa précédente. Mieux, elle fut victorieuse. Cinq tirs touchèrent au but, les deux premiers perçant le bouclier et laissant aux suivants le loisir de détruire un turbo-canon de proue et d'en endommager un second.

Ce n'était pas aussi parfait que je l'aurais souhaité, mais en comparaison des performances habituelles de mes subordonnés à mon affectation sur le Conquistador quelques mois auparavant, je pouvais m'estimer heureuse. Surtout après une première salve aussi ratée. Les réprimandes et les félicitations viendraient plus tard.

En attendant, nous pouvions remercier notre chef mécanicien et sa parfaite redirection des boucliers, le tir ennemi ne faisant rien de plus qu'érafler celui-ci et, peu à peu, le navire ennemi montrait son flanc tribord pour l'échange de tirs à venir. D'ici-là, ils seraient encore incapables de riposter pour une salve. Deux, avec de la chance.

« Attendez que le canon tribord trois ne tire, puis faites feu à volonté. Suivez cette cadence, Lieutenant. »

Italo vint chuchoter à l'oreille de du Maître artilleur, qui fronça les sourcils avant de déglutir discrètement, n'hésitant pas à ensuite l'assister comme si le Second le prenait pour un enseigne de vaisseau. De quoi ridiculiser l'homme qui se disait vétéran.

Le jeune homme n'ouvrit plus la bouche ; Il ne boudait pas, attentif aux allez et venu, aux statistiques sur les écrans et, en général, à toute l'énergie qui se déplaçait de poste en poste mais n'ayant rien à ajouter, il restait silencieux, sa désapprobation sourdant de son langage corporel sans qu'il n'ait besoin d'en rajouter. Peut-être y avati-il un traitre chez les artilleurs pour expliquer le mauvais résultat mais même ainsi, il n'y croyait pas vraiment. Il respectait assez ses ennemis pour leur reconnaître assez de talent et ne pas se démasquer avec une ficelle aussi grosse. Il regarda le second mettre en doute les capacités du maître artilleur avec quelque chose d'approbateur. Il aurait fait pareil.

Au fond, la direction d'un vaisseau n'était pas très différente de celle d'un cabinet. Il y avait les mêmes enjeux, seule la technique semblait différente et un chef n'a pas besoin de connaître la technique, il doit connaître les hommes.

La seconde salve réussit mieux que la première. La riposte fut tout aussi mauvaise en face ce qui inquiéta un peu le jeune homme.

« Quelqu'un surveille les radars ? Au cas où ils ne voulaient que nous ralentir pour nous mener dans un piège quelconque ? »

« J'ai déjà vérifié Monsieur, rien sur les senseurs. » La réponse venait d'une femme bien jeune pour un officier, manifestement affectée aux senseurs. Son regard était de ceux qui respiraient l'intelligence et l'analyse froide. Elle jeta un rapide coup d'oeil à son Capitaine, manifestement pour déceler si le diplomate avait outrepassé ses droits ou si j'acceptais son intervention. Un rapide sourire suffit à la convaincre. « S'il y a quelqu'un, ils sont trop loin ou tous leurs générateurs sont éteints. »

« Quoi qu'il en soit, ne nous attardons p-... » Un tir au but secoua le vaisseau, plus fort, cette fois : les boucliers avaient sans doute été percés, et notre flanc babord présentait désormais une coque nue. Les afficheurs des contrôles d'avaries vinrent confirmer les soupçons d'une majorité des officiers : une cale ouverte, trois morts, un canon perdu. Des pertes minimes, nous étions chanceux.

« Bien, ça devrait suffire. Cardones, coupez les propulseurs, activez les rétro-propulseurs à pleine puissance. Je veux qu'on freine bien vite, bien mal, avec une rotation à 45. Italo, tirez sur leur poupe. Cassez-leur une jambe, qu'on puisse se tirer de là avant le drame. Lieutenant », ajoutais-je en me tournant vers l'officier en charge des communications, « Prévenez l'équipage : que tout le monde se tienne à quelque chose. » Et, sans tarder, je retournais à mon siège.

Car les manœuvres opérées n'avaient nullement pour but d'aborder le navire pirate, mais de le convaincre que c'était notre intention.

Rien sur les senseurs ne semble pas vouloir dire « rien du tout » ou bien le jeune officier qui a pris la parole n'aurait pas précisé. Sensible au sens des mots, Jaziel apprécie la nuance sans pour autant faire de remarque. Elle semblait compétente et le diplomate regretta de ne pas avoir sa tablette sur lui pour vérifier son nom et ses états de service. Il le ferait plus tard. Il n'oublierait rien. Le moindre détail, dans une vendetta, étant la différence entre la vie et la mort. Il l'avait bien vu avec son frère, touché au cœur de ses faiblesses.

Une violente secousse interrompit un peu tout le monde sur le pont. Tout de suite, les holo montrèrent les dégats matériels et humains. Trois vies c'étaient trois de trop. L'on pouvait toujours tout reconstruire. Il ne dit rien, ses bras posés sur les accoudoirs du siège pour s'agripper en cas de besoin. Il attendit. S'ils n'arrivaient pas à se dégager, il avait peut-être quelque chose pour retourner les côtes en leur faveur. Un coup de bluff. Mais avant d'en arriver à ces extrémités, il voulait faire confiance à sa belle-soeur.

Italo avait parfaitement suivi le plan. Soudainement, le Conquistador avait perdu en vitesse, projetant de nombreuses personnes - heureusement attachées - vers l'avant. Les tirs, s'ils n'étaient pas parfaits, furent bien meilleurs sous la tutelle du Second que celle du Maître Artilleur. Je pouvais presque deviner ce dernier se préparer à encaisser les critiques - et pas les premières - de son Capitaine. Rouge de jalousie ou de honte, les paris sont ouverts, il observait six des huits tirs faire mouche sur les propulseurs ennemis, en détruisant près d'un tiers, tandis que les autres s'écrasaient sur les coques de la poupe pirate.

La rotation, quant à elle, fut respectée presque au degré près, et avait offert un champs de tir presque aussi parfait que lors de la première manoeuvre. Heureusement pour eux, les canonniers avaient cette fois décidé d'en profiter et, bien vite, on sonna la retraite.

« Que ce soit clair pour tous », débutais-je au débriefing, l'air sévère. « Si j'en prends l'entière responsabilité, je ne suis pas prête à vous laisser passer vos erreurs, Lieutenant. » Le maître artilleur déglutit et s'apprêtait à répondre. « Je ne sais pas ce qui vous est passé par la tête. A quoi pensiez-vous, bon sang ?! »

Car il était clair, d'après les témoignages des canonniers, que leur officier supérieur avait retiré des entraînements certaines des manœuvres.

« Je suis aussi responsable », fit Italo. « Il est de mon devoir de superviser les entraînements. »

Par chance pour tous, la suite des opérations furent nettement moins catastrophique, le vaisseau sous la tutelle du second se montrant plus docile que sous son Maître Artilleur lequel était aussi rouge que Jaziel était froid. De tout le reste de l'assaut il n'avait pas ouvert la bouche, attentif cependant aux indications des différents écrans, aux ordres et à la discipline. Malgré le froid, il était clair qu'il ne boudait pas. Il était également limpide qu'il n'était pas content même s'il s'agissait plus de désapprobation sourde que de colère, de honte ou de peur.

Le débriefing commençait à peine que Mia pris la parole d'un air sévère mais il commença bien mal, chacun semblant vouloir endosser une responsabilité quelconque sauf, semblait-il, le réel coupable. Sans agacement mais avec une détermination qui montrait bien qu'il avait l'intention de donner son avis, Jaziel se leva. Il n'y avait dans ses yeux froid plus la moindre trace d'une quelconque représentation, son visage, impassible, ne montrait rien que de la glace, et son ton, plat, n'admettait aucune discussion.

« Peu importe. Je veux dans l'heure un bilan des dégâts matériels, des temps de réparation et des impacts sur notre plan de vol. Je veux dès à présent les noms, prénoms, grades et états familiaux des trois victimes de l'assaut afin de déterminer une compensation sur mes deniers pour les vies perdues au service de l'Empire. Et enfin je veux les dossiers complets de tous les officiers sans exceptions qui étaient sur ce pont. Maintenant.»

Jaziel arborait son air des mauvais jours. Ou tout du moins j'imaginais que c'était celui-ci, car il paraissait plus froid encore qu'à son habitude. Bien, il m'éviterait de jouer le rôle du méchant.

« Madame ? » L'officier en charge de la navigation, le Lieutenant Padilla, sonda mon approbation et, l'obtenant, poursuivit. « Les réparations nécessaires sont mineures. A vrai dire, nous pouvons même les exécuter hors chantier, pendant le trajet. En ce qui concerne les victimes, vous trouverez leurs dossiers dans le rapport d'avaries. »

« Avant de présenter nos dossiers respectifs, je tiens à faire un statut de la situation », fis-je, observant le diplomate sans réellement attendre sa validation. « Tout d'abord, Lieutenant Padilla, sachez que si nous nous en sommes sortis avec si peu de dégâts et si Tango 3B s'est révélé, en définitive, un succès, c'est grâce à vos talents combinés à ceux du chef mécanicien. »

« Si je puis me permettre, j'ai été fortement aidé des rapports réguliers et suggestions du Lieutenant Serrano », répliqua-t-il calmement en désignant l'officier aux senseurs, qui secoua légèrement la tête d'un air absent.

Je hochais la tête, tant pour présenter mon appréciation des deux officiers que pour clore les auto-congratulations. « Quoi qu'il en soit, salves médiocres mises à part, vous vous en êtes tirés bien mieux que ce que nous aurions pu espérer. Nous pouvons poursuivre la mission, et nos pertes sont minimes. » Message tout autant adressé aux militaires qu'au politicien.

Un lieutenant demanda à Mia la parole et l'obtint, tandis que Jaziel réfléchissait rapidement de son côté. Chose qu'il n'aimait pas faire, la précipitation était souvent mère d'approximation. Il hocha la tête, non en signe d'approbation mais pour accuser réception des différentes informations qu'on venait de lui communiquer. Le Capitaine demanda alors la parole, ce qu'il lui donna, même si elle faisait partie – comme les autres – des officiers dont il voulait les dossiers. Après avoir distribué les blâmes, ils semblaient vouloir s'auto-congratuler, comme s'il y avait de quoi être heureux. Patiemment, le diplomate attendit que ces bêtises s'arrêtent et reprit.

« Nous nous arrêteront en chemin. Je veux que le Conquistador arrive à quai immaculé, comme si l'attaque n'avait jamais eu lieu. Et il faudra qu'il arrive à l'heure aussi je propose de faire les réparations en route et de nous arrêter que pour le dernier coup de peinture. S'il y a eu concertation, nos ennemis s'attendront à ce que nous arrivions le moral bas, je veux leur donner l'inverse. Lieutenant Padilla, je vous fait confiance pour mener cette mission à bien. Qu'ils se demandent s'ils ont attaqués le bon vaisseau. Lieutenant Serrano, avez-vous calculé la trajectoire d'arrivée de l'ennemi depuis le moment où nous l'avons détecté sur nos radars ? Peut-être a-t-il une base sur l'un de ces météorites. Même s'il ne fait pas partie de notre mission de le détruire, nous pourrons toujours passer nos données aux autorités portuaires. Capitaine de Moya, avez-vous d'autres précautions à préconiser ? »

Le Lieutenant Serrano, de son air nonchalant, se contenta d'afficher sur l'écran au centre de la table une estimation, tirée par un fil rouge. Si la jeune femme avait effectivement déjà calculé la trajectoire, elle avait fait même bien mieux : corrélant ses données avec le mouvement des planètes autour de l'étoile du système Dorado, il apparaissait clairement que l'ennemi ne provenait d'aucune d'entre elles. Sans commenter, elle affichait ensuite la position actuelle des nombreux astéroïdes, dont l'un passait exactement sur l'estimation de la provenance du vaisseau pirate.

« Vous avez dit l'essentiel », répondais-je tout d'abord à la question du diplomate. « Néanmoins, il me parait plus prudent d'éviter le trajet probable jusqu'à notre destination. Lieutenant Padilla, pensez-vous qu'il soit possible d'arriver à l'heure si nous suivons non pas le chemin le plus court, mais l'orbite de notre destination ? »

Ce dernier haussa les épaules avant de taper plusieurs commandes sur un clavier posé devant lui. « Si nous poussons les propulseurs à leur maximum en oubliant la marge de sécurité, nous devrions pouvoir arriver avec un retard d'une demi-heure. Nous risquons en revanche de précipiter l'usure de nos systèmes de propulsion. »

« Ce qui, en soit, n'est pas gravissime puisqu'ils ont été changés il y a à peine dix ans », repris-je pour expliquer indirectement au profane pourquoi usure ne rimait pas avec danger. « Les baroudeurs ne seront pas content, mais la mission passe avant le reste. Monsieur, qu'en pensez-vous ? »

« C'est un début. » Il avait écouté soigneusement les indications. Une demi-heure de retard ne lui plaisait pas, évidemment, sauf qu'à l'impossible nul n'est tenu et qu'il n'était pas de ces despotes qui demandent l'infaisable pour mieux se plaindre ensuite de ne pas avoir été écoutés. Tant pis. On les espérera, on s’inquiétera, il trouvera une explication plausible au délai. Peut-être une panne quelconque.

« Maintenant que les considérations techniques sont écartées, je passe aux nouvelles désagréables. Jusqu'à nouvel ordre, toute communication externe est strictement interdite. Je veux que soient contrées avec attention les communications même personnelles qui chercheraient à sortir de ce vaisseau. Si quelqu'un tente de nous contacter, je veux être prévenu avant que l'on ouvre la communication. Je recevrais chaque officier un par un en fonction de vos quarts, en commençant par le Capitaine de Moya, le second, Italo, le Maître Artilleur Mireles, les lieutenants Padilla et Serrano. »

Sa voix était restée froide. Il semblait évident que les appelés n'allaient pas passer un bon moment. Il balada ses yeux froid sur le reste du groupe, et reprit.

« Mesdames, Messieurs, le Conquistador est un. Il est la somme de vos individualité. Quand il échoue, vous échouez tous. Lorsqu'il se distingue, c'est tous ensemble que vous brillez. Ce jour, vous m'avez montré ce qu'il se passe lorsque vous ne fonctionnez pas bien. J'espère que d'ici la fin du voyage, vous aurez à coeur de me prouver que ce vaisseau est ce que l'on m'a dit qu'il était, un joyau de l'Empire.»

Cette fois c'était certain : le politicien n'était absolument pas satisfait. J'étais, en un sens, satisfaite de passer première dans la file ; il me faudrait tempérer Jaziel. Certes, l'erreur des canonniers était grossière, et aurait pu avoir des conséquences désastreuses, mais l'homme était loin des réalités militaires : dans l'action, on se trompe. Dans la précipitation, rien n'était parfait, et nulle bataille se terminait sans mort ni dégât. Il était de mon devoir de ne pas laisser la stupidité de Mireles déteindre sur les dossiers de mes autres officiers, qui avaient fait un travail remarquable.

Sortie de mes réflexions, je constatais avec une certaine fierté la retenue de l'assemblée. Italo Saldivar et le Lieutenant Serrano semblaient détachés mais attentifs, Padilla serrait la machoire mais ne pipait mot, et tous hochèrent la tête ; à l'exception d'un dénommé maître artilleur qui restait terré dans un mutisme presque parfait.

Le Second se retira en premier, saluant son capitaine et le diplomate avant de prendre congé, donnant l'exemple aux autres, qu'ils suivirent. Nous étions enfin seuls, mais cela n'avait rien à voir avec l'échange d'il y a quelques heures : il était mon supérieur indirect, et je ne comptais pas lui offrir la moindre excuse de me traiter autrement que comme un capitaine de corvette. Je me tenais face à lui, bras croisés derrière le dos.

« Vous souhaitiez me parler, Monsieur. »

Il les laissa partir, certain que son message était passé. Le mutisme du Maître Artilleur était ce qu'il pouvait faire de plus parlant. Les autres semblaient inquiets, ce qui était bien, il était important pour la suite de son plan que les officiers soient réellement mal à l'aise, les mensonges, avait-il apprit, comprenait au moins 75% de vérité pour pouvoir être crédible. La vraie diplomatie étant avant tout l'art de ne pas mentir. Jaziel était vraiment déçu et désappointé par la manière dont l'assaut avait été mené. Ce qu'il cachait c'est qu'il ne tenait qu'une seule personne responsable. Les gens de bien se sentaient toujours plus facilement visés que les traîtres.

Comme il l'avait ordonné, Mia restait en arrière et son attitude, debout, les bras derrière le dos mais croisés dans une posture officiellement ouverte mais réellement fermée montrait bien ce qu'elle devait vouloir signifier. Elle voulait le soutenir aux yeux des autres. Elle le désapprouvait en son fort. Parfait. Tout le monde étant sorti, le diplomate se leva à son tour et regarda calmement sa belle-soeur.

« Pas vraiment. Je noyais le poisson. Ainsi, votre Maître Artilleur me prendra pour un idiot qui ne sait pas reconnaître le talent du sabotage. J'aimerais cependant que vous m'assistiez pendant mes entrevues avec vos hommes afin qu'il y ait un témoin impartial, cela évitera les rumeurs idiotes et me permettra de lancer celles qui me seront utiles. »

« Oh », m'exclamais-je en comprenant qu'il n'avait, en définitive, rien contre les officiers qui me suivraient, à l'exception d'un seul qui le méritait amplement. « Oh », fis-je ensuite, d'un ton un peu plus brusque, les sourcils froncés et le poing sous le menton, en déduisant le fil de ses réflexions.

Il estimait que l'attitude du Maître Artilleur pouvait venir d'une quelconque traîtrise. Les premiers instants, j'avais refusé l'idée sans même y avoir songé - habitude de Capitaine qui tâche de protéger ses subordonnés, quels qu'ils soient - avant d'offrir à l'éventualité une seconde réflexion. Et plus je retournais les différents scénarios en les comparant avec les événements récents, plus je me retrouvais forcée d'admettre que les probabilités étaient élevées.

« Jaziel », repris-je en adoptant une posture moins formelle, « Je pense que nous devrions profiter des entretiens pour demander à l'Enseigne Ontiveros de fouiller la cabine de Mireles, à la recherche d'un outil quelconque de communication. Le connaissant, Italo a probablement retenu les autres officiers tout près, et je doute qu'il laisse le Maître Artilleur tenter de se soustraire à son entretien. Je n'aime vraiment pas ça, mais vous avez peut-être raison à son sujet. »

Même si cela rendait valide ma première conclusion, et expliquait qu'aucun mort n'ait été déclaré dans les quartiers du diplomate, la seule possibilité qu'un traître ait pu défier ma vigilance ne me plaisait guère.

« Ce que j'apprécie, chez vous, ma sœur, c'est que vous comprenez vite. » Le compliment n'est pas ironique malgré la froideur du ton qu'il utilise. C'est sincère. Si Mia est un peu trop rapide à tirer des conclusions, elle comprend presque instinctivement les implications des explications qu'il donne. Elle a l'intelligence qui manque parfois à Erika. Il est assez honnête pour le reconnaître. Travailler en cabinet l'habitue à supporter la bêtise administrative. Cela ne veut pas dire qu'il l'apprécie.

«Ce sont de bonnes idées, nous organiserons cela pendant les entretiens, cela nous donnera de quoi parler et permettra à ceux qui attendent de s'inquiéter un peu plus.»

Pensif, il réfléchit à d'autres mesures à prendre mais, n'en voyant pas pour le moment, se contenta de secouer la tête, reprenant du même ton froid et détaché dont il usait ordinairement, bien loin des émotions dont il faisait état dans son discours.

« Je suis soulagé que vous ayez cru à une réprimande. Si vous qui me connaissez avez mordu à l'hameçon, alors vos hommes qui ne savent de moi que mon titre et mon âge doivent en être persuadés. Je craignais que les responsabilités que j'ai bêtement données aux lieutenant me trahissent. Vos officiers savent-ils jouer la comédie ? »

Je balayais le compliment d'un léger mouvement de tête, sans condescendance. Puis, la moue légère, je me remémorais les visages et expressions des officiers présents. Je commençais à les connaître ; le contraire aurait été, sinon une preuve d'incompétence venant d'un capitaine militaire, au moins étrange après plusieurs mois de service commun.

« Italo est bien plus empathe que je ne le suis, si quelqu'un se doute de quelque chose, ce sera lui. Néanmoins, il n'est pas de ceux qui s'adonnent aux commérages. Mireles n'y a probablement vu que du feu, tout comme Padilla, si on en croit sa frustration sourde. Quant à Serrano ... Je pense qu'elle n'y a pas vraiment songé ; si elle ne se moque pas complètement de l'entretien à venir. »

J'approchais de la porte, sans l'ouvrir pour autant. Après tout, si nous voulions préserver les apparences, il était préférable que la conversation dure plus que quelques minutes.

« Qu'est-ce qui vous a amené à ces suppositions ? Concernant le Maître Artilleur. »

Le jeune noble ne répond pas immédiatement, plongé dans ses réflexions et l'analyse des données fournies par sa belle-soeur. L'empathie n'est pas un problème face à lui, ou du moins mais en ce qui concernait ses masques. Il n'était ni fâché ni content mais il n'est jamais l'un ou l'autre. Les émotions les plus fortes qu'il ait jamais connues étant l'agacement et la satisfaction, toutes deux extrêmement fugaces, passant sur lui sans le marquer plus que ça. Il faudrait qu'il s'intéresse de plus près au Lieutenant Serrano. Il aurait le temps de le faire plus tard, s'ils survivaient au voyage.

« Son manque d'implication avec ses hommes. Quand on cherche à trahir un groupe, l'on ne veut pas s'attacher à eux pour ne pas être pris entre sa conscience et son devoir, c'est assez logique. Un bon officier a à cœur que ses hommes se surpassent et apprennent le plus de choses possible. En écartant des formations proposées par un supérieur, il a montré qu'il ne se considérait pas comme un chef de groupe. Et vu qu'il ne semble pas non plus apprécié par ses camarades officiers, j'en ai déduis qu'il avait le bon profil en plus d'être en position de trahir de manière efficiente. Je m'attends à trouver encore deux autres traîtres à bord. Un à un poste sans aucune importance, mousse ou homme d'équipage ou même de l'équipe de nettoyage, le genre de gens qu'on voit tellement qu'on oublie de les regarder. »

« Mireles est beaucoup de choses, mais il n'est pas idiot. S'il prend ce risque, c'est qu'il estime avoir des alliés de poids. Je ne comprends pas vraiment ses motivations, mais s'il est avéré qu'il souhaite s'en prendre à un diplomate, c'est forcément qu'il joue les transfuges pour une autre faction. Bien sûr, on ne peut pas exclure la possibilité qu'il ait simplement manqué de compétence en retirant des exercices les manoeuvres qui lui semblaient inutiles. »

Mais j'aurais mis ma main à couper sur les corporatistes. N'importe qui en aurait fait autant, sans savoir, alors, la réelle menace qui planait sur Jaziel et les siens. J'attrapais finalement mon communicateur personnel, avant de contacter l'Enseigne. Ses consignes étaient claires : fouiller les quartiers de Mireles et de son compagnon de chambre, à la recherche d'un quelconque indice qu'il communique avec l'extérieur. Pour seule réponse, un bref hochement de tête, sans aucune question. Du Ontiveros tout craché.

« Je vous sers un verre ? »

Et, une dizaine de minutes plus tard, j'ouvrais enfin la porte sur un attroupement d'officiers bien trop anxieux, avant de laisser entrer le second.

S'il s'en prend à un diplomate, certes. S'il s'en prend à Jaziel De Asturias...pas forcément mais il n'est pas prêt à avouer à Mia la vendetta dans laquelle s'est inscrite sa petite sœur, son diamant comme elle l'appelle. Les risques sont trop grands d'avoir de nouveaux traîtres et même Erika n'est pas au courant. Quant à l'incompétence... Il ne connait pas si bien sa belle-soeur mais il l'a observée pendant le combat et elle n'est pas de ceux qui acceptent facilement l'incompétence. Peut-être n'est-elle pas depuis longtemps sur ce vaisseau, cependant il préfère ne pas prendre de risque et parier sur le fait qu'elle aurait remarqué un manque aussi important de compétence pure.

« D'eau s'il vous plait. » Il n'aime pas assez l'alcool pour boire alors qu'ils sont en pleine investigation, d'autant plus qu'il commence à se faire tard et qu'il avait déjà pris deux verres lors du diner. La fatigue est le pire allié de l'alcool. Ils boivent en silence, chacun réfléchissant à ses prochaines paroles. Et puis, enfin, Italo rentre, raide et inquiet. Levant juste les yeux de la tablette qu'il tenait devant lui, Jaziel reste un moment silencieux pour examiner le langage corporel de l'homme en face de lui puis, doucement, hoche la tête.

« Que pensez-vous de vos subordonnés, Lieutenant ? »