Au pays des rouquins

La soirée a été presque tranquille. Je suis dans mon coin, je bosse, c'est pas le top du calme mais ça passe encore pour ce que je fais. Je me suis même pas étouffé avec une arête ce qui est plutôt bon signe j'imagine, et je sais pas, soit j'ai pas la gueule du gars qu'on vient emmerder - ça m'étonnerait, paraît que j'ai tellement une tronche de victime et/ou d'awäk terrorisé que c'est tout juste si c'est pas l'équivalent d'un panneau "AGRESSEZ-MOI" - soit y a eu des consignes de la part du frangin - un peu délicat à faire avec toute la clientèle, à moins qu'il y ait mon nom sur la table. Je sais pas. J'aime mieux pas savoir en fait, comme tout ce qui concerne le... je sais même pas comment ça s'appelle. Dinner ? Bar ? Boui-boui ? Trou ?

Là j'suis en train de pianoter des notes à propos d'un article au lieu de rentrer. J'devrais rentrer. Maman va s'inquiéter. Mais maman dort, sûrement, et moi j'ose pas bosser quand elle dort, j'ai peur que la lumière la réveille. Et comme j'ai pas fini mon stock de trucs à surligner, noter et ingurgiter, bah...

Il y avait effectivement des consignes de la part du patron et quiconque approchait la table des petits Searuweard sans permission était gentiment réorienté par le staff vers une autre table. La table des petits etant dans un coin reculé du bar, peu de gens étaient de toutes façons tentés de s'y installer.

Sauf que ce soir là, à 23h, quand Audrey finit son service, la salle était pleine et bien pleine. La cuisinière regarda à droite, à gauche, tout le staff était occupé à gérer la clientèle, surtout Wulf regardait pas vers la table des petits. Elle se glissa donc vers le coin des Searuweard.

"Bonjour! Je peux m'installer?"

J'entends bien que ça parle, mais je bronche pas. C'est pas pour moi. Puis comme je vois pas de mouvement autour j'finis par lever la tête, mais ça prend bien dix secondes. Oh. Euh.

"Oui ? Oui-oui, pas de souc- et m... ercredi."

Wynnstan tout craché. La table est couverte de bouquins, d'articles, de notes, de trucs, y aura jamais la place de mettre une assiette - puis la bouffe ça reste jamais dans les assiettes, il en va toujours à côté sinon on aurait pas inventé les éponges. Alors quand je capte que c'est pour moi, et que c'est Audrey - elle a logé quelques mois à la maison, avec maman, évidemment j'ai pas eu mon mot à dire et j'ai appris la nouvelle en rentrant pour les vacances, mais elle avait pas l'air du genre de gens glauques avec qui Wulf traîne d'habitude donc ça va -, j'essaie de faire des piles propres. Et évidemment j'en fais tomber la moitié au passage, et c'est une carotte pivoine qui disparaît sous la table pour récupérer ses affaires. J'ai besoin de cet article, hors de question que j'en perde une page ou même que quelqu'un marche dessus !

"Euh, bonsoir du coup ? Comment ça va ?" je demande entre deux marmonnements parce que la page 7 s'est fait la malle sous la table voisine. Qui sait, peut-être que pendant qu'elle répond elle oubliera le pathétique de la scène..?

Le temps que Wynnstan met à comprendre qu'elle lui parlait aurait put agacer Audrey. Aurait du. Mais a la place, elle s'en amuse intérieurement en plaignant les serveuses. Prendre une commande de Wynnstan doit être folklorique.

Puis soudainement, il s'anima et sortit de ses livres. Il était maintenant pressé delà laisser s'installer et en dégageant la place, il fit chuter une partie de ses affaires. La jeune chef se retint d’éclater de rire en se mordant la joue et posa son assiette sur un coin de table précédemment dégagé pendant que le presque médecin plongeait sous la table.

Elle alla chercher la page 7 et quelques autres fugueuses tombées loin de la table du frère du patron puis elle les lui tendit:

"Tiens. Bonsoir, ça va pas mal, j'ai finis mon service. Et toi? Tu finis ton service, parfois?"
le ton est gentiment rieur, et elle désignait d'un signe de tête la montagne de documents autour de l’étudiant.

Encore heureux qu'elle rigole pas, j'me tape assez la honte comme ç...

"Aïeuh..."

...ça. Foutu papier ! Je me relève en suçotant mon doigt coupé - une cicatrice de plus, je me demande si à la fin de mes études on verra encore mes empreintes digitales tiens.

"Merci. Non, jamais, le boulot se fait pas tout seul." je commente en attrapant les feuilles qu'elle me tend, comme si j'avais pas capté qu'elle se foutait gentiment de ma gueule. Plaf les feuilles sur la table, et je récupère le truc calé entre mon petit doigt et la paume de la main. "J'ai trouvé ça par terre, tu saurais pas à qui c'est par hasard ?" je demande en brandissant le pendentif en verroterie rouge et or, de la taille d'une phalange.

Enfin j'me demande vaguement si c'est autre chose que de la verroterie, mais... naaan. C'est pas du vrai or en tout cas, j'suis quasiment sûr, et on va pas mettre un rubis dans du laiton, hein ? J'le pose sur la table et je le fais glisser vers elle pour qu'elle voie mieux.

"Sinon ça va ouais, le frangin m'a encore pris en otage." je commente en étalant mes feuilles pour les remettre en ordre. J'me souviens à temps que c'est elle la cuisinière, alors je dis rien sur la bouffe - qu'est très bonne en plus. "J'aurai pas avancé autant que j'aurais voulu, m'enfin." Non, sérieusement, j'm'étonne déjà d'arriver à bosser avec un boucan pareil, même dans mon recoin.

Audrey se fit la réflexion que s'il était aussi maladroit ce soir que d'habitude, le taux de survie de ses patients devait pas être mirobolant. Surtout s'il était chirurgien. L'était-il? Elle ne savait plus. Peut être.

Puis il lui fit une réponse typique de Searuweard et là, elle ne put s’empêcher d'éclater de rire.

"Putain, t'es pas le frère de Wulf pour rien, toi. Mais je vous assure, tous les deux, que prendre une heure de repos de temps en temps ne mène pas directement à la ruine. C'est même bon pour la santé. Tu conseillerais quoi à un patient qui se repose jamais, toi?"

Il lui tendis un petit objet, un pendentif rouge et or. Possiblement en verroterie, mais possiblement authentique, au vue des goûts de la part pirate de la clientèle du Runny.

"Ça me dis rien... Mais comme je passe un peu ma vie en cuisine, je vois rarement les clients. Faudrait demander à une des serveuses."

D'ailleurs, elle n'attendit pas pour faire signe à leur serveuse de venir. Celle ci lui fit signe qu'elle l'avait vu et qu'elle viendrait quand elle aurait le temps.

Puis Wynnstan râla sur le fait que son frère l'avait obligé à venir.

"T'as des mots durs. Tu déteste tant que ça venir passer la soirée ici?"

"Je vais faire de la recherche surtout hein." je précise. C'est dans mon contrat avec Anthema. "Et je fais pas des trucs compliqués ou fatigants ici. Je me pose un peu en rentrant, avec maman." Qui dort. Qui dormira. Je la regarde dormir des fois. Papa je le regardais plus, très vite. Ca faisait trop mal. Maman je veux la regarder, toujours. Comme si ça pouvait la retenir...

Les feuilles sont vites triées, je hoche vaguement la tête pendant qu'Audrey me parle. Quand elle plaint Wulf, je reviens à elle, je lui jette un regarde fatigué par en-dessous. Des mots durs. Pauvre grand frère fragile. Et moi, les mots durs qu'il m'envoie, et les baffes et les cicatrices que ça laisse quand c'est sa main-poubelle, quelqu'un s'en occupe ? Non. En plus j'peux pas vraiment dire que je déteste être ici, mais de là à dire que j'aime...

"Franchement ? J'aime pas les gens bruyants, j'aime pas les gens vulgaires, j'aime pas les..." ...pirates. Encore une fois, je me retiens à temps et je me contente de soupirer. "Et les gens qui boivent. Alors ouais, si j'devais bosser hors d'un appart tranquille, le Runny serait pas mon premier choix."

Une bibliothèque, par exemple. Une médiathèque. Un café à la rigueur. Mais à cette heure-ci, mon premier choix ça resterait quand même l'appart, parce qu'un endroit ouvert et silencieux en pleine nuit...

"M'enfin, c'était très bon. Compliments au chef." je précise avec un léger sourire. Ouais, c'est elle, je sais.

"Du coup, tu ne vois vraiment jamais de patients?" Le ton n'est pas ironique, mais curieux. Audrey est loin des cercles universitaires et un médecin qui fait uniquement de la recherche, ça lui parait bizarre.

La jeune femme est un peu surprise par le rejet de Wynnstan du chahut propre au Runny. Élevée a bord d'un vaisseau pirate, c'est une ambiance qu'elle a toujours connu et qu'elle n'a jamais questionné. A la limite, elle trouvait plutôt les palaces dans lesquels elle avait bossé trop calme. Mais elle se met à la place de Wynnstan. S'il n'aime pas ça, il n'aime pas ça. Ok.

"Je comprend, on a une clientèle plutôt..." pirate "dissipée. Mais ces gens là n'arrivent qu'en fin d’après midi. Tu devrais essayer de venir plutôt vers midi ou même en début d’après midi. Ça ferait plaisir pareil à ton frère et ce serait plus à ton goût."

Puis la jeune femme s'intéressa à son repas, un impérial encore chaud. Elle mordit dans le savoureux sandwich au moment ou Wynnstan la complimenta. La jeune femme rougit et mâcha sa bouchée. Une fois avalé, elle put répondre:

"Le Chef te remercie."

"Pas pour l'instant. Je suis qu'en début de spécialisation... et puis c'est pas comme s'il y avait besoin de beaucoup de praticiens sur Renaissance." je finis à mi-voix. "Et plus tôt dans la journée je suis aussi avec maman. J'essaie de passer du temps avec elle, les repas... tout ça."

Tout ça, ouais. Et le reste. C'est aussi pour ça que je gratte le moindre moment où je peux bosser partout dans la journée, comme ça j'ai un peu plus de temps pour elle.

Je profite qu'Audrey a la bouche pleine pour surligner une référence qu'il faudra que je consulte, j'ai jamais entendu parler de ce type et ce que ça raconte s'annonce soit très intéressant soit complètement à côté de la plaque. Pis quand je relève les yeux je vois qu'elle est toute rouge. Mince, c'était pas prévu ça. J'ai pas fait exprès. Pas réfléchi que ça pouvait faire ce genre d'effet. Et qui c'est qui devient tout rouge par mimétisme ?

"Bah c'est normal..."

Retourne réfléchir à la pertinence des articles de Philippe Favier Wynn, ça vaudra mieux pour tout le monde.

"C'est quoi ta spécialisation, déjà?"

Wulf avait du le mentionner mais elle avait oublié. Wulf faisait genre, mais il semblait quand meme hyper fier de son petit frère médecin. Logique, vu a quel point Wulf respectait les hautes études, il ne pouvait qu’être fier que son petit frère excelle dans ce domaine.

Puis, ils se firent rougir l'un l'autre. Quand elle s'en rendit compte, Audrey eclata de rire.

"La peau de roux, ça rougit beaucoup trop!"

"Neurologie." On va passer sur les sous-titres ronflants qui vont avec.

Elle rigole, et ça me fait rigoler aussi, enfin juste un peu. Sourire moitié amusé moitié gêné, petit souffle par le nez. Encore un peu de rouge pour faire bonne mesure.

"M'en parle pas... une horreur. Je marque comme pas permis en plus."

Ca, difficile de le manquer, avec ma gueule de balafré multirécidiviste. Merci Wulf, merci mes lacets, merci les linteaux trop bas, merci les papillons qui battent des ailes et me déchirent la peau quelque part sur le chemin de l'ouragan à l'autre bout du monde. Bref. Je redeviens sérieux.

"Idéalement, je bosse sur tout ce qui touche aux atteintes du système nerveux central. J'aimerais trouver quelque chose sur Renaissance qui aide à la régénération des lésions et..." ...et on va s'arrêter là. "Mais j'ai d'autres missions aussi des fois. En attendant du personnel plus spécialisé souvent, genre des biologistes, des immunologues... faut être polyvalent dans cette discipline, surtout dans un programme qui se monte aux confins du monde connu."

Pendant que Wynnstan présentait son travail, Audrey pris quelques bouchées de son burger.

"Wow, ça a l'air pointu."

Elle pris une gorgée d'eau.

"Et tu trouve des choses?"

La question maudite a laquelle tout chercheur était confronté quand il parlait de son travail à une profane. Et profane, Audrey l'était.

Ouais, ça a pas que l'air. C'est à la fois pointu et très vaste.

"...ça se trouve pas en un jour ou même en quelques mois. Pas forcément en quelques années. Pour l'instant on a que des pistes... et on est bien contents de les avoir." je termine à mi-voix. "En ce moment par exemple on travaille sur une algue qui pourrait contribuer à estomper ou faire disparaître les cicatrices. J'suis chargé de voir s'il pourrait y avoir des applications pour les lésions superficielles du système nerveux, mais c'est pas les mêmes mécanismes, pas les mêmes molécules..." J'ai pas vraiment espoir qu'Anthema décide d'en faire autre chose que des pommades, mais eh, au moins je travaille sur quelque chose qui servira peut-être et pas sur un cul-de-sac. "Ca serait déjà une belle avancée."

"Ce doit être intéressant" dit Audrey, qui se sentait vaguement perdu dans la discution. Elle finit son burger en quelques bouchées.

"Ben j’espère que vous allez continuer à avancer."

Elle se leva et récupéra son assiette.

"Bon, je t’embête pas plus longtemps. Merci pour l'hospitalité et la compagnie."

Et la jeune femme repartit vers la cuisine ranger son assiette.

Ah. Bon. Bah. J'ai l'habitude d'être rasoir.

"Merci à toi. Bye alors. Courage pour la suite." je salue de la main.