Histoire
J'inspirais profondément, faisant face à la porte fermée de ma cabine. Nous ne tarderions pas à arriver, j'en étais certaine : après tout, cela faisait déjà un certain temps que nous avions effectué la traversée de la station Warp. L'espace d'un instant, je chancelais, me rattrapant contre la paroi. Lorsque je franchirais le seuil, ce serait officiel : moi, le Colonel de Moya, me retrouverait affectée en tant qu'officier subalterne sur un vaisseau, en qualité de Lieutenant. Disgrâce amère et humiliation insoutenable pour celle qui avait fait de son honneur et sa fierté son moto. Déglutissant, je relevais le dos que des années au sein de l'armée avaient rendu aussi droit que la justice, arborant le masque nouveau d'une femme intérieurement brisée, mais froide de façade.
Me retirer mon grade n'avait été suffisant. Il leur fallait de plus m'envoyer au dernier endroit de l'univers où j'aurais souhaité passer ma probable dernière affectation : le système Dorado m'attendait, lui, ses pirates et ses fous - bien que l'un n'exclue pas l'autre. Mais plus douloureux encore, les souvenirs d'une innocence perdue, d'un proche disparu. Vingt et un ans passés, mais pas un jour sans qu'une question ne revienne inlassablement : Qui ? En l'an quatre vingt neuf, d'après les standards de datation locaux, ma soeur y mourrait dans l'explosion de son appartement.
Secouant la tête pour reprendre mes esprits, j'entrepris d'ouvrir le sas. A l'entrée, un homme manifestement prêt à frapper ravalait sa surprise et ses mots, avant de se racler la gorge. Un peu court sur pattes, il portait sur ses traits la jeunesse caractéristique d'un enseigne promis peut-être un jour au grade d'officier. Enfin, s'il survivait. D'ici-là, il jouerait les toutous de ses supérieurs, en espérant entrer dans leurs bonnes grâces. « Col-... Lieutenant, le capitaine Volozio vous attend sur le pont. »
Ma lutte pour ne pas froncer les sourcils fut aussi brève que vaine, et l'enseigne Olvera déglutit sans plus oser commenter à la fois sa bêtise et l'insolence de son erreur. « Merci, lançais-je d'un ton acerbe. Dîtes au capitaine que je le rejoindrais sous quinzaine. » Me détournant, j'avalais une nouvelle bouffée d'air à l'abri des regards indiscrets qui, depuis mon arrivée à bord, n'avaient cessés de me dévisager. Je ne les en blâmais pas, bien sûr : on ne croisait pas à toutes ses affectations un héros de guerre médaillé rescapé de la potence.
Volozio avait été avisé et courtois dans sa manière de traiter l'affaire, m'offrant même la dignité d'une cabine privée malgré mon statut de paria au sein du vaisseau, mais il ne s'était pas arrêté là. Avant chaque opération, de la translation entre les stations Warp aux diverses manoeuvres, il avait fait quérir ma présence au pauvre enseigne Olvera qui, bien malgré moi, était devenu le défouloir maladroit de mes colères froides mais silencieuses. Oh, bien sûr, c'était un jeune homme avec de l'aplomb et qui souhaitait bien faire ; malheureusement, il n'y parvenait que très rarement.
Profitant d'un rapide passage aux salles communes pour me rafraichir, je laissais l'eau froide réveiller mes sens, mes douleurs, mon parcours. Trente trois ans de carrière effacés en quelques heures, face à une cour martiale que j'estimais plus partiale qu'un apôtre de la Trinité. J'avais moi aussi débutée enseigne, engagée sans l'accord parental. Malgré les protestations incessantes de Père, je ne rêvais que d'espace, d'honneur et de gloire ; tant de rêves d'enfants bien vite envolés à la première bordée reçue à bord du Sloop « La Muerta », à peine un an plus tard. Tant de pertes, collègues et amis perdus sous les tirs ennemis, et pourtant, moins d'une décennie plus tard, c'était à mon tour d'ordonner les tirs, de commander les hommes et femmes dont j'avais la responsabilité, de faire valoir le sacrifice de ceux qui mourraient au combat, de trouver justification et résultat à leur trépas.
En l'an quatre vingt six, à un peu plus de vingt-neuf ans, j'étais de nouveau - ironie du sort - affectée en qualité de Commandant sur le Sloop « La Muerta », avec pour ordre d'accompagner l'émissaire et comte Alphonzo de Vegas, en charge d'une mission diplomatique dans le système Dorado. A son bord se trouvait, en tant qu'attachée diplomatique, une jeune femme dont je ne cessais chaque jour d'être plus fière : Erika de Moya, ma petite soeur. Elle était l'ange de la famille, l'oiseau bien trop vite tombé du nid, influençable et fragile. Elle était, enfin, l'unique personne dans cet univers à réussir à s'entendre avec Père ; sans doute en raison de son choix de carrière, le comte de Vegas étant à la fois influent et célibataire, et de ses rêves de mariage. Au moins l'amirauté avait-elle eut le bon goût de m'affecter à la protection de son bâtiment, ou le paternel ne s'en serait jamais remis : tous avaient entendus les histoires des lieux, et aucun de Moya ne souhaitait que la moitié des choses dont l'on parlait n'arrive à notre petite Erika. Pourtant, ce fut un tout autre vice qui la consuma, à notre arrivée à l'Astroport : un jeune homme, plus jeune qu'elle d'un an, sur lequel elle jeta son dévolu pour ne jamais plus le lâcher et, à notre grand désespoir, l'épouser la même année.
Provisoirement réaffectée au système pour faire chasse à quelques pirates trop opportunistes, je fondais à coups de lasers les prémices d'une réputation de fer et de sang. Celle-ci était bien trop exagérée à mon goût et basée sur le premier contact avec les bandits locaux où, par chance plus que par choix, leur vaisseau déjà endommagé explosait sans laisser nul survivant. Ce n'était pas exactement ma faute s'ils étaient morts avant même l'abordage, faute d'un bon entretien des réacteurs qui avaient explosé au premier tir reçu ! Pourtant, les rumeurs avaient perduré jusqu'à mon départ, l'année suivante ... et jusqu'à mon retour, deux ans plus tard, pour des motifs bien différents.
C'était arrivé de manière inattendue : Erika s'était éteinte, assassinée dans l'explosion de son appartement. En congé spécial de mes responsabilités auprès de la flotte, il me fut autorisé d'atteindre le système en intégrant provisoirement l'équipage de la frégate « El Matador ». Là aussi, le capitaine Olvera s'était avérée aussi courtoise qu'on l'attendrait d'un officier impérial, m'autorisant à disposer de quartiers privés malgré mon statut d'invité. Olvera ? Tiens, tiens, un parent de notre cher enseigne, peut-être ? Je secouais la tête, constatant l'égarement auquel je m'étais adonné en observant l'horloge numérique au-dessus de la porte.
« Je me fais vieille », chuchotais-je sans bruit pour moi-même en observant que, sans y penser, j'étais passée des douches à l'ascenseur - habillée, fort heureusement, pensée qui m'offrit un gloussement discret. L'enseigne Olvera, devant moi, se retourna d'un air contrit, puis se mit à glousser faussement, comme pour répondre à mon hilarité passagère. Rire éteint et sourcils froncés à l'extrême, je le regardais avec la colère muette que je réservais aux plus grands lèches-bottes de la flotte, luttant pour taire le sourire naissant à son déglutissement sonore. Ah, Olvera ... Mes journées à te faire suer me manqueront. Peut-être.
L'ascenseur s'ouvrit sur le pont, et c'est à un capitaine Volozio cordial que je présentais le salut digne à son rang désormais supérieur au mien. L'insigne sur son col et manquant au mien semblait bien loin, désormais. Au centre du pont, le holo présentait l'Astroport de Valentía, sur Oscuro, la plus proche planète si on pouvait l'appeler ainsi de la station Warp de l'Empire. Malgré moi, je laissais mon esprit errer au souvenir d'un tout autre affichage, celui d'une station spatiale bien loin du système Dorado, mais d'une importance à l'époque capitale.
« La Manzana » était une station minière comme on en trouvait beaucoup d'autres, mais sa proximité aux frontières et les ressources naturelles à portée - sans pour autant égaler celles d'un système tel que Dorado - en faisaient un des points stratégiques majeurs pour l'Empire. Le Général Augusto de Tierès, un vieux hibou dégarni dont on ne doutait pas un instant qu'il tirait son rang de son ancienneté et de ses origines plus que de ses compétences, avait pris pour malheureuse habitude de se reposer sur ses deux Colonels et leurs subalternes respectifs pour se charger de la défense de la zone. Soit, c'était en finalité bien à eux que revenait la tâche de se battre, mais la cohésion globale de la flotte aurait dû être orchestrée par un seul et même esprit, et non un conclave de personnes forcées à s'entendre et coopérer. Pour résumer, je l'admettais volontier : je ne portais pas Augusto dans mon coeur, et le sentiment était manifestement partagé. Pourtant, dans l'ensemble, le système semblait fonctionner à défaut d'être parfait.
Jusqu'à ce que deux de nos éclaireurs disparaissent.
Les profanes auraient sans doute supposés une quelconque panne technique ou un incident cosmique d'être à l'origine de leur absence, ou tout du moins ouvert la porte au doute ; ce ne fut pas notre cas. Tout imbécile qu'il ait été, Tierès était entouré d'un peloton d'officiers très compétents, assez tout du moins pour l'avertir de l'approche imminente de l'ennemi. Mais ce qu'il fit alors dépassait l'entendement, tant d'un point de vue tactique qu'humain : il ordonna, dans un premier temps, purement et simplement la retraite. Evidemment, l'Amirauté avait été très claire sur ce point : nous n'étions pas en guerre, et les règles d'engagement, le cas présent, stipulaient que la défense du système ou la retraite impériale devait dépendre des forces adverse et des dommages collatéraux estimés. Augusto fuirait sans même connaître l'étendue de la menace. L'incrédulité causée par son absence totale de sens tactique fut cependant vite effacée lorsque le Général, sous la force des arguments présentés, abdiquait - ainsi découvrais-je qu'il n'était pas lâche mais d'une incompétence marquée par la nouvelle conviction qui grandit en lui : nul ne battrait retraite, nul n'abandonnerait cet endroit que les hautes sphères l'avait chargé de protéger.
Quelques jours s'écoulèrent sans heurt, jusqu'au moment où ce qui devait arriver arriva : au loin, l'essaim de vaisseaux de la Trinité s'approchait.
Bien heureusement pour nous, nos services de renseignement n'étaient pas aussi rouillés qu'on aurait pu le croire, et le Colonel de l'Etat-Major de Tierès, le Vizcondes Ángela de Botello, avait anticipé grâce à son réseau leur arrivée de plus de six heures, soit bien assez pour embarquer une partie des civils les plus importants au sein des vaisseaux lourds de la flotte et de filer le plus loin possible d'ici avant que n'arrive le rouleau compresseur trinitaire. Pourtant ...
« ... Je vous demande pardon, Monsieur ? » La perplexité d'Ángela n'avait d'égal que son étonnement, alors qu'Augusto renchérissait. « J'estime avoir été clair : nous restons. » Malgré moi, je retenais mon souffle : cet idiot allait tous nous sacrifier, et pour quoi ? « Mais monsieur, c'est ... », protesta l'officier, une crainte sourde dans la voix. « ... Un ORDRE de votre GENERAL ! »
Augusto de Tières n'était ni fin stratège, ni particulièrement intelligent, mais il savait se faire obéir ; en vérité, c'était sans doute l'un de ses uniques talents et, bien malgré nous, tous savions qu'il était inutile de contester ses directives une fois celles-ci si fermement énoncées. Mais je n'en étais pas à mon premier supérieur borné, et j'avais plus d'un levier pour convaincre.
« Puisque décision est prise de défendre le système, il nous faut prendre en compte les différents facteurs bloquants. Nos systèmes militaires sont plus performants, mais ils ont l'avantage du nombre, et nous serons débordés par leurs tirs et leurs troupes d'abordage. Leur cible première sera très probablement la station, mais celle-ci n'est pas armée. Bien qu'ils ne tireraient probablement pas sur elle, nous ne pouvons simplement l'abandonner : ils n'ont pas besoin de nous faire la chasse, simplement de rester près de la station. Après tout, ce n'est pas comme si nous pouvions les prendre de front. Cela signifie que, dans l'absolu, nous n'avons d'autre choix que de rester près d'elle et de maintenir nos positions en attendant le gros de l'adversaire. »
« Vous ne m'aurez pas, Colonel de Moya. Pas cette fois, tout du moins ». Il pointait dans ma direction un index qui se voulait inquisiteur et malicieux et, en un sens, il n'avait au fond pas tout à fait tort : ce n'était pas la première fois que j'usais de cette ruse pour le manipuler, mais il n'était cette fois-là pas aussi joueur, et je soupçonnais sa colère envers notre défiance d'en être la raison.
« Ce que j'essaie d'exposer, Monsieur, est l'incapacité de notre force actuelle à résister - sans parler de vaincre - ce qui nous fonce droit dessus. D'après les estimations les plus optimistes de nos analystes, il ne nous reste que quelques heures. »
« Je ne veux pas des excuses, Colonel, mais des résultats. Vous êtes le miracle de Florès, n'est-ce pas ? Prouvez que vous méritez votre médaille. » Et ainsi les jeux furent-ils faits.
A défaut d'être les plus grands stratèges spatiaux que l'humanité ait connu, les armées trinitaires disposait de la masse suffisante qui faisait prévaloir le nombre sur la tactique, et ils fonçaient droit sur la station, sans doute ravis qu'aucun vaisseau ne se présente pour les arrêter. En fait, personne ne s'était même vraiment posé la question capitale : où se trouvait l'armée impériale ? Leur foi en un Dieu tout puissant avait guidé la grappe en rangs serrés qui péchait par excès de confiance, canons rentrés. Car de l'autre côté de leur cible se trouvaient mes forces, réacteurs froids et électronique de bord en veille afin d'en masquer les émissions, déjà bien camouflées derrière l'immense structure de métal, seulement informées des mouvements ennemis par les senseurs actifs de la station. La tension, sur le pont de commandement, était palpable. Pourtant, nombre de mes officiers souriaient d'un air féroce, patientant l'ordre tant attendu, regard porté vers leur Colonel aux bras croisés derrière le dos et aux traits tirés par l'âge et l'expérience.
« Déployez les vaisseaux sur les côtés de la station, barrez leur T. Feu à volonté. » Barrer le T, une tactique si simple et pourtant si destructrice face à une flotte presque en file indienne, qui consitait à présenter le flanc de ses vaisseaux face à la proue des bâtiments ennemis, offrant ainsi une supériorité de feu d'au moins deux pour un. Mais c'était sans compter que, jusqu'alors, la force trinitaire ne s'attendait à aucune résistance. Le résultat fut fulgurant, glorieux et inattendu : les ennemis tombaient un à un sous un feu nourri avant même l'abordage, tandis qu'ils tentaient tant bien que mal de virer de bord, canons sortis après trois bordées complètes reçues. De l'avantage de trois contre un ne restait plus qu'un nombre égal de vaisseaux dans les deux rangs. Appuyant sur un bouton de l'un des accoudoirs de mon fauteuil, je vis apparaître le visage familier du Maître d'abordage. « Martinez, déployez les navettes d'abordages. Offrez la reddition avant l'accroche à tout bâtiment abordé, mais s'ils refusent, faites ce que vous savez faire. »
« Madame, amorçai trente minutes plus tard le Maître artilleur Fuegos, ils ont abordé dix de nos navires, contre six de notre côté. Mais leur cuirassé est salement touché, je doute qu'il ... » Les yeux des officiers plaqués sur le holo central ou leurs propres postes s'écarquillèrent, alors que le navire ennemi sombrait, et son équipage conséquent avec lui. Mais, outre son explosion, ce fut la trajectoire forcée par l'onde de choc qui causa sueurs froides et exclamations désabusées sur le pont, alors que sa proue et une grande partie de sa poupe s'écrasaient droit au centre de la station, emportant avec lui hommes et femmes, civils comme militaires, qui avaient aveuglément fait confiance au Colonel Mia de Moya.
La bataille fut gagnée - en l'absence du vaisseau amiral, la désorganisation dans leurs rangs avait poussé la fuite trinitaire, mais l'honneur, lui, n'était pas sauf. Quelques semaines plus tard, l'Amirauté jugerait la stratégie adoptée dangereuse pour la station, et la responsabilité me tomberait sur les épaules. Disgrâce, humiliation, rétrogradation ; et pour seul réconfort l'assurance que plus jamais le Général - pardon, le retraité - Tierès ne commanderait de forces armées conséquentes. Quant à moi, il me faudrait vivre avec l'affectation exotique que l'on me trouverait, et il ne me restait plus qu'à prier que mon prochain supérieur soit à moitié aussi aimable et compétent que Volozio.