"Le Paradis n'est fait que pour les anges", vous diront tous les Mo'at nés à Paradis. Et dans l'enclave trinitaire, les anges portent des pierres noires d'Ebenezer et foulent au pied les autochtones qu'ils ne voient pas, pas vraiment. Ils prient sous le dôme de la Prime et se félicitent de leur piété en laissant mourir de faim et de travail les esclaves sur les propriétés. Sûrement que le regard de l'Unique dispersé dans toutes les étoiles ne voit pas au-delà de la porte de son église. Ou peut-être que sa Foi ne sauve que ses gens à Lui, et pas leurs propriétés.

Selvh'ën naît ici - à Paradis, et pas assez ange. Sa crinière ne porte pas assez d'or, sa peau n'a pas le marbre des riches. Il n'est pas une personne. Il est une propriété.

Un père inconnu, une mère achetée sur le marché, et aussi simplement que cela, son destin semble être tout tracé : il sera esclave, comme le sont tous les Mo'ats qu'il connait. Entre les riches murs de la demeure, leurs formes courbées s'affairent en mécaniques tristes de chair et d'esprits brisés. Certains portent des tatouages aux motifs antiques du temps où Renaissance n'était pas revendiquée. Certains portent avec les plateaux du service la fierté titubante de ceux qui veulent croire que leur maisonnée soit bonne. Tous portent une forme de deuil muet et résigné.

Pourtant, sa mère l'appelle Selvh'ën. Le mot mo'at signifie "sauvé". Au responsable qui plisse la lippe devant l'accent trop tonique et pas assez trinitaire, elle prétendra que son fils s'appelle ainsi parce qu'il est né sous la bonne religion, celle qui le sauvera. L'argument présenté maladroitement suffit. Elle ne précisera jamais de quelle religion elle parle.

Selvh'ën grandit ici - dans la demeure coloniale d'un maître qu'il croise peu. Il parle tard, et peu. Le personnel ne s'en inquiète pas, les mo'ats sont mieux silencieux. Sa mère s'en attriste un peu. Les fers auxquels elle s'était résolus, sur son fils, lui semblent bien amers. Il pourrait être plus, son fils. Il aurait dû être plus. Au lieu de quoi, il n'est qu'une ombre mate dans les pas de puissants - une ombre qui apprend vite tout ce qu'elle aurait voulu lui épargner. Selvh', il se fait tout petit quand l'orage s'invite dans les pupilles des libres, il courbe l'échine et il sourit par mimétisme. Selvh', il a cette tendance terrible à un opportunisme, qui le sauve en tant que vivant et le détruit en tant qu'individu. Prolongement de la volonté de quiconque lui donnera un ordre, il dit "oui monsieur" et "bien sûr madame" quoi qu'il pense, quoi qu'il en coûte. Ce sont les premiers mots de standard qu'il connaîtra. Quand il apprend à lire sur un vieil exemplaire de l'Eleutherius, le prêtre qui passe parfois bénir la maisonnée se rengorge tellement que la mère du gamin se demande s'il ne va pas en exploser.

Les années passent et le silence de Selvh'ën pas vraiment. Dans la symphonie de ses acquis d'esclave sage, sa première fausse note est muette, en écoutes indiscrètes. L'enfant avide d'une éducation qu'il n'aura pas aime les savoirs. Il aime les histoires d'un vétéran devenu chargé de sécurité et ceux de ce marchand dans l'antichambre qui lui a parlé comme d'autres parlent à leur miroir ou leur plante verte - pour se donner un public de plastique. Plus encore, plus que tout, il aime les récits que l'on raconte dans la langue chantante de sa mère, qui parlent d'un forêt non domestiquée et d'une déesse mère de tout un peuple d'opprimé.

C'est pour elle et dans cette langue qu'il commence à parler, quand personne n'est là pour écouter. Les récits disent qu'elle s'appelle Calypso. Il n'utilise pas son nom, comme de crainte de le désacraliser. Il n'utilise pas son nom mais il lui parler, seul au milieu de l'immense solitude d'être entouré de gens qui ne le voient qu'à demi et de pairs qui ne vivent qu'à demi. Et à force de parler, il se prend à apprécier de capturer les intonations des gens, les mots rares et nouveaux des leçons épiées derrière les portes, la façon de parler d'un marchand en visite qui aime s'écouter et l'intonation toute d'intensité brisée de sa mère dans son dernier "au revoir" avant qu'on ne la revende.
Chaton de gouttière en son coeur écoeuré, il lui ramène des plumes colorées et des petits secrets - la cuisinière qui met dans ses petits pains au lait une ombre d'eau de fleur d'oranger qui n'apparait pas dans la recette, la boîterie de son mauvais genou que le garde du corps dissimule les jours d'humidité, la façon dont les mains du jardinier retiennent un rien plus longtemps celles du pianiste venu pour la dernière réception. Il lui raconte la bribe de projet de voyage surprise pour leurs dix ans de mariage dont a parlé le dernier marchand auquel il a servi le thé, et la rumeur qui court que l'on va licensier le maître de chantier. Il lui dit que Eha'nerii porte au bras un bleu en forme de main comme un bracelet sinistre et que Fej'elk n'est pas revenu des plantations comme il l'avait promis. Il résume avec sérieux cette discussion avec un ecclésiaste - et tous les arguments qu'il n'a pas donnés à l'homme de foi, il les lui expose à elle qui est sa seule Foi. Il souffle sur le sort de ce nouvel achat accusé de vol et innocent, qui a payé pour autrui un tribut ferreux de coups sanglants. Il ne sera pas comme ça, lui, qu'il promet. Il survivra. Il ne sait pas encore pour quoi, mais il sait comment.

Selvh'ën grandit et sa solitude aussi. L'hypocrisie et l'opportunisme sauvent sa jolie tête de gamin trop malin. Les responsables l'aiment bien. Peut-être parce qu'il répond "merci" quand ils lui déclarent le trouver intelligent, pour un Mo'at. Peut-être parce qu'il écoute tout ce qu'on lui dit comme si c'était parole bénie. Peut-être parce qu'il est docile, serviable, aimable. Jamais le mot de trop. Pas pour eux. Pas lui, qui répètera au fond de son esprit qui se désagrège de cynisme et d'injustice leurs moindres confidences à une Dame qu'ils méconnaissent. Pas lui qui connait dit tout haut les prières trinitaires en pensant de tout coeur celles à Calypso.

Puis un jour, soudain, il est assez agé pour arrêter d'être juste ce petit page qui court vous chercher votre livre ou prendre en note votre mémo. Un jour, soudain, le peu de douceur que l'enfance avait accroché à son visage fond avec l'adolescence. Avec elle, la maigre protection dont il disposait disparait progressivement. Lui qui était enfant attendrissant, le voilà en phase de devenir outil potentiellement utile. Peu importe désormais qu'il sourie humblement quand on lui parle et qu'il ait toujours ce dont vous ayez besoin à portée de main pour vous le tendre avant que vous le demandiez. Peu importe puisqu'il peut avoir une meilleure rentabilité à planter du coton ou miner.

Selvh n'a même pas quinze ans quand il réalise qu'il faut partir pour survivre. Sinon, le travail sur la plantation auquel on le destine aura sa peau et sa volonté. Il ne se questionne pas. Il se sent prêt. Il dépose pour sa déesse un bouquet de plume et s'enfuit, armé de sa foi et d'une myriade de petits secrets. La porte Nord est en travaux, son alarme mal branchée le laisse passer, entre la patrouille qu'il sait que Herrera bâclera pour ne pas rater la finale de SpeedRacer.

La liberté a goût de ville trinitaire. Elle sent la pollution et son regard est celui des gens suspicieux de le voir sans supervision. Il baisse la tête et fait semblant de savoir où il va. Quand on l'interpelle pour la première fois, il dit "bonjour monsieur" et ment avec le naturel de ceux si démunis que la vérité devient un luxe inaccessible. C'est sa première rencontre avec les forces de l'ordre et certainement pas la dernière. Mais il a des airs de gosse juste assez propre sur lui pour ne pas alerter et juste assez Mo'at pour qu'on ne se donne pas la peine de mémoriser qui il est, Selvh', alors il s'en tire cette fois, puis celle d'après encore.

Et dans les ruelles où les gens sont moins regardants, Selvh' apprend à vivoter - à voler et à dérober, à sourire et mentir. Un jour, il se le jure, il saura voler les clés des chaînes des siens. Un jour, il se le jure, il fera plus que saboter les entraves des cargaisons d'esclaves qui passent à sa portée. Mais en attendant, sous l'alibi d'un pendentif à écaille de pierre noire d'Ebenezer chapardé sur le chemin, il croit en Calypso et court dans les rues de crainte qu'on le rattrape.