Una mattina

De l’avantage de ne plus avoir quoi que ce soit d’utile sous sa vertèbre sacrifiée pour l’Union : le coup de pied ne lui fait rien. Il ne sourcille même pas. Tout est fermé, tout n’est plus que réflexes utilitaires à la limite du mécanique, ses yeux bouffés par la glace ne voyant même pas la détresse du gamin.
Attelle, bandage, serrer, immobiliser, vérifier que c’est bon en forçant la main à rester près de lui.
Et lorsque c’est bon, que tout est en place, il daigne réouvrir les murs placés autour de son empathie pour se protéger. Il rend sa main à Käh’ila mais l’attire jusqu’à lui pour l’entourer dans ses bras, le bercer tout doucement.

- Allez, ça va mon grand. C’est fini. T’as le droit de pleurer, je te laisse tranquille maintenant. Ca va.

Je me laisse glisser contre lui, la main en feu, la brûlure qui s'étale jusqu'à l'épaules, le reste du corps vidé, le visage trempé. Mais la tempête provoquée par un véritable tsunami semble s'être calmée. Alors je sanglote contre son épaule, à bout de force.  

J'ai plus envie de rien. Même parler ça me semble surhumain. Et fait l'effort de traduction en plus est une véritable montagne que j'veux pas soulever. Je renifle bruyamment et finis par passer ma manche contre mes narines pour empêcher l'écoulement. J'ai juste envie de rester un moment comme ça.

Pas de soucis pour rester comme ça, pas du côté de Suu en tout cas. Il continue très tranquillement à bercer le gamin sans sembler se lasser, redevenant juste silencieux avant de se mettre à chantonner.
Ca aidait les autres avant. Ca calmait les frères et soeurs d’armes sur lesquels il veillait en attendant une évacuation, un vrai médecin, ou juste la fin alors pourquoi ça ne le ferait pas là ?

- Par delà les voies sans issues
Par delà la poussière et la pluie
Il y a de l’espoir
Malgré la douleur.

Il y a la cuisine à nettoyer, le repas à faire cuire, plein de choses à faire… Et tout peut attendre que Käh’ila aille mieux.

Je crois que je morve sur l'épaule de Suu. Mais ça a pas l'air de le déranger. Puis il se met à chanter. Une comptine que je ne connais pas. Alors je renifle à nouveau et je prends le rythme.

« _ Là où étaient nos terres,
Il ne reste que poussière.
Calypso, entend-nous. »

Je redresse le crâne, hagard. Je reprends difficilement ma respiration. Puis la douleur me revient en mémoire. Je redresse mon bras droit dans une grimace. Je me rends compte que je ne peux pas bouger les deux doigts atteints.

Il se redresse, Suu le laisse faire. Il faudra qu’il change de t-shirt en plus du reste mais ça va, il n’en veut pas au gamin de lui avoir pleuré dessus, il a eu bien pire comme liquide dégueu sur le manteau.

- Tu dois les garder immobiles.

Les doigts. Il ne prend pas la peine de les désigner d’un geste mais il commence tranquillement à enlever son haut sans aucune pudeur.

- Deux semaines. Et pas forcer dessus. La douleur devrait passer… Hm, genre, bientôt. Ca va ?

Il aurait dû commencer par cette question, tiens. C’est trop tard maintenant.

Je hoche la tête. Enfin, pas le choix, je crois. Jouer du hang a trois doigts, est-ce au moins possible ? Je hoche à nouveau la tête à la question. Enfin, je suis un peu détruit de l'intérieur. Mais par protection, j'ai éloigné le problème de moi. Je me suis écarté de tout ça. C'est comme le reste. Ça passera. Et puis, j'ai plus de larme. D'ailleurs, ça faisait longtemps qu'elles n'étaient pas sorties. Le camp me semble bien loin, maintenant. Je vais pas m'effondrer pour deux doigts, si ? Non. Ça va aller. Deux semaines, facile.

« _ Ça va aller. Je renifle une dernière fois et m'essuie sur mon épaule. »

Puis je passe à autre chose, comme les gamins sont si doués pour le faire, mais j'en suis conscient. Je veux juste oublier, ne pas y penser tout de suite. Mais il fait grand faim maintenant. Surtout quand je me rends compte de l'odeur qui flotte dans la pièce. Et que mon ventre se met à gargouiller bruyamment.

- ‘kay.

Quoi ? Il ne va pas lui tenir la main tout du long. Le gamin dit que ça ira et il le croit. Pas besoin d’épiloguer des heures là dessus.
Suu se détourne donc pour aller fourrer son t-shirt sale dans le sac mal rangé dans la salle de bain, celui qui lui fait office de stockage de linge à laver, puis revient farfouiller dans ses armoires pour trouver quelque chose de propre à se mettre. C’est en passant qu’il entend l’estomac s’exprimer sur le sujet du repas. Ca le fait rigoler.

- Je nettoie le sol de la cuisine et je met le repas au four, petit. Tu devrais pas trop bouger.

Prochain arrêt : la serpillère. Et c’est le retour en cuisine pour voir l’étendue des dégâts, ce qui fait juste jurer le pilote. C’est un champ de ruines qu’il se colle à récurer, ne s’arrêtant que pour récupérer la bouteille qu’il avait sortie pour Käh’ila et la lui ramener.

- Tiens. La bière. Bouffe dans… Quinze minutes. Besoin d’autre chose ?

Je reste assis. Comme il me l'a commandé. De toute façon, je n'ai pas envie de me lever. Faut que je m'y fasse. Si je me levais, là, je suis pas sûr de réussir à rester debout. Suu se marre mais s'énerve peu après. J'imagine que c'est moche à voir. Ou alors on a raté le repas. Mais ça sent bon. Je l'entends revenir vers moi et il me donne la fameuse bière. Je décide de la prendre de la main gauche.

« _ Merci... non, non. C'est bon. »

Je porte la bouteille à ma bouche. C'est amer. Mais c'est frais. Je me rends compte qu'en plus de la faim, j'ai très soif. Et ce truc se boit bien. Alors j'en prends plusieurs goulées. Presque sans m'arrêter. Je lâche un soupir de contentement quand je relâche la bouteille. Ça fait du bien. Ça me rends aussi les idées plus claires.

« _ Pardon, Suu. Je suis... maladroit. Il faut se revoir pour le hang. » Parce que là. Je suis plus capable de jouer.

Et retour au récurage, en gardant un oeil sur le four et une oreille vers le gamin, juste au cas où. Pas parce qu’il est sympa, tout au fond, le Galwaïn. Absolument pas.

- Hey. Pas besoin de t’excuser pour ça, c’est toi qui a eu mal.

C’est quoi le soucis des Mo’ats et des excuses qui ne sont pas utiles ? Il arrête pas de croiser ce cas de figure, il doit y avoir une raison culturelle. Un léger soupir sort de sa gorge, il repose la serpillère dans son seau et fait encore une fois le chemin jusqu’à son lit.

- Tu es tombé. Tu as eu mal. A aucun moment c’est de ta faute. T’as pas à proposer des excuses à chaque fois que tu fais un truc ou que tu prends de la place, petit, garde-les pour quand tu fais une grosse bourde qui ennuie juste les autres. Excuses pour casser le vase préféré de mamie en jouant à la balle, pas pour te blesser. Tu vois le truc ?

Monsieur le pilote, vous sonnez comme un oncle bienveillant.

- Et puis t’es pas plus maladroit que je suis champion de course à pieds. Mais d’accord pour se revoir et t’entendre jouer, Käh’ila. Quand tu veux.

Je m’efforce de ne pas m'excuser à nouveau, je me pince même les lèvres pour ne pas laisser échapper un mot d'excuse. S'excuser de ne pas avoir dit les bonnes choses au bon moment, s'excuser de ne pas pouvoir jouer, s'excuser de ne pas savoir, de ne pas pouvoir bien parler, de ne pas comprendre. C'est que j'en ai enchaîné, des excuses, depuis mon arrivée ici. Je range toutes les explications de Suu dans diverses cases pour être capable de me les remémorer au moment voulu. Ne pas s'excuser pour rien, surtout quand on est la victime. Je ne peux m'empêcher de penser que je lui ai causé du souci, mais je ne saurais pas assez bien exposer mes arguments pour le convaincre.

Alors, je hoche la tête pour lui signifier que j'ai bien compris.
« _ Je vois, je vais essayer... »

Puis, il redevient l'homme sympathique, nous nous reverrons pour que je puisse jouer.

« _ Super. Je vais m'améliorer, alors ! C'est vrai, qu'au fond, pour tout ce qu'il a fait, j'ai envie d'être à la hauteur de tout ça. »

C’est l’heure de la leçon sur “essayer c’est bien, fais de ton mieux” ? Non.
Suu pousse juste tout doucement du poing sur l’épaule du môme pour lui dire fort virilement -et maladroitement- qu’il a bien répondu sans non plus le passer à tabac. Quelqu’un d’autre qu’une jeune garçon aveugle et déjà blessé aurait eu l’honneur douteux de se prendre un coup de poing en bonne et dûe forme.

- De ce que j’ai entendu c’était déjà pas mal. Tu sais, j’ai pas l’oreille très musicale, alors…

Alors il s’en fout. Voilà. Merci monsieur Galwaïn de nous faire profiter de votre ineptie musicale, et si vous vous occupiez plutôt de la nourriture ?
C’est ce qu’il retourne faire d’un coup de roue expert. Le repas a l’air prêt dans son plat, la croûte de pommes de terre bien grillée et l’odeur… Correcte, décide le pilote. Il sort donc le tout du four, fait encore une fois le chemin jusqu’au gamin pour lui prendre la main.

- Allez, on mange. Suis-moi.

Il n’a pas envie qu’il se reprenne les pieds dans quoi que ce soit, d’où son aide au déplacement.

Un poing que j’interprète comme fraternel s'abat gentiment sur mon épaule. Je souris. Parce que c'est souvent les autres qui ont droit à ça. Mes frères, mes amis, jamais moi. J'ai toujours été vu comme un sous-homme là-bas. Et ce geste, ben, il me donne de l'espoir. Et ça me fait du bien. Malgré tout, y'a des gens que je connais même pas qui sont prêts à croire en moi.

Je secoue la tête. Il n'a pas l'air de comprendre ce que c'est, vraiment, la musique.
« _ Faut pas écouter les notes. Faut écouter avec ton cœur. Si ça te touche. J'ai gagné. »

Il s'affaire dans la cuisine et m'annonce que le repas est prêt. Je suis à deux doigts de sauter du lit mais sa main-guide est bienvenue. On sait jamais ce qui peut encore traîner par terre. Puis mon estomac gronde à nouveau. J'ai vraiment la dalle. Je prends la chaise qu'il m'indique et hume le contenu de l'assiette. J'en ai les larmes aux yeux. Depuis quand n'ai-je pas mangé quelque chose d'aussi conséquent ? Qui sent aussi bon ? Qui a mis autant de temps pour être préparé ? Et de la viande. Je sais même pas quel goût ça a.

« _ Suu... je... ça sent trop bon. Je suis tout ému. »

- Heh. Gagné, alors.

“Avec le coeur” ça semble être une meilleure manière d’apprécier la musique que le snobisme habituel à base de jolies notes et de bons tons et de il-ne-sait-pas-quoi d’autre, de mesures truc choses.
Bref. On s’en fiche. Musique, coeur, bouffe. Enchaînement logique.
Le pilote fait office de guide pour une fois, pose le gamin dans sa chaise et finit de mettre la table avec une efficacité remarquable. Il faut avouer que l’odeur donne franchement faim…

- J’trouve aussi.

Que ça sent bon. Pas au point d’en avoir les larmes aux yeux mais il ne juge pas, ne sachant pas par quoi est passé Käh’ila avant. Peut-être qu’il n’a jamais bien mangé. Qu’il a le ventre vide depuis des jours. Ca se fait pas, de prendre des choses pour acquises et de balancer aux autres qu’ils réagissent pas comme on s’y attendrait. C’est à peu près pour les mêmes raisons que Suu ne plante pas de suite sa fourchette dans son plat.

- Pas de tradition avant repas à observer ?

Je fais non de la tête bien qu'une idée me traverse. Alors je tends mon cou vers lui.

« _ Bon appétit ! »

Et je prends les couverts qu'il a eu la bonne idée de glisser juste à côté de l'assiette. Je pique dans les trucs qui me viennent sous la main pour engloutir le tout. Je laisse la douce chaleur du repas m'envahir.

« _ Ch'a veut dire "bon appétit !" »

- Bo… ?

Dubitatif jusqu’à ce que Käh’ila explique le sens de ses mots, puis rassuré sur le fait qu’il ne se soit pas fait insulter gratuitement dans la langue locale, Suu commence à enfourner des fourchettes de nourriture dans son bec façon homme mort de faim.

- Boné… Appétiii-h ?

Il fait un bel effort de prononciation, la bouche vide histoire de ne pas passer pour un malpropre. C’est loin d’être parfait ou même chantant mais c’est compréhensible. Il croit que ça l’est en tout cas.

- Ca se prononce comme ça ?

Je glousse à l'écoute de ses paroles. Décidément, c'est jamais facile pour eux de saisir les subtilités de ma langue. Mais au moins, il n'a pas l'accent de ferrailles de Trinitaires quand ils peinent à donner deux ordres en Mo'at. Et puis, je ne peux pas en vouloir à mon sauver.

« _ Presque. Bon app-éé-tit. Que je dis en détachant bien les syllabes. Puis je replonge dans mon assiette. [b]Tu connaître d'autres Mo'at ? »

- Bon appééééé-ti.

C’est mieux. Pas parfait mais il n’a pas la prétention de prévoir une carrière de traducteur local, alors ça fera l’affaire.

- Quelques uns. J’en ai croisé pour bosser, ‘suis chauffeur. Et j’ai croisé une conteuse aussi, une fois. Elle m’a aussi appris un mot. Soeur. Que… J’étais pas supposé dire comme ça parce que ça pouvait être mal vu, je crois, je sais plus.

Le voilà donc tout marri d’avoir fait une bourde, poussant les petits pois sur son assiette en les fixant.

- Mais sinon, non. Je suis pas dans le système depuis très longtemps, aussi. J’ai entendu parler de la… Situation. Je préfère pas mettre mes grosses bottes d’étranger chez ceux qui sont originaires de Dorado alors que les étrangers se comportent comme des méchants, tu vois ?

J'approuve d'un mouvement de tête. En s'entraînant, il pourra savoir dire bon appétit. Un bon début. Enfin, utile quoi. Je réfléchis au mot Sœur, me demandant quel contexte on avait pu lui raconter pour qu'il soit mal vu. Mais je dois manquer d'informations, rien ne me vient, comme ça. Je le rassure d'un sourire, c'est pas bien grave, je suis même pas au courant de mes propres coutumes. Alors bon.

La suite est plus... difficile à digérer. J'en viens même à faire patauger ma fourchette dans la sauce, soudainement en manque d'appétit.

« _ Oui... c'est... compliqué. Je détourne un instant les yeux. Pourquoi t'es venu à Dorado ? Je demande, un peu trop agressif. »

Suu encaisse très tranquillement l’agressivité. Le gamin pourrait avoir hurlé, l’avoir accusé d’être un potentiel esclavagiste qu’il aurait eu des raisons de le faire alors un peu de piquant ? Il ne le sent même pas.

- J’avais besoin de bouger. Je deviens fou quand je fais rien d’intéressant ou de nouveau et je faisais aucun des deux à conduire des types riches entre leurs bureaux et leur hôtel. Ici c’est… Différent. Je sais pas. Dorado est bizarre.

Et il n’arrive pas à dire pourquoi. C’est juste étrange comme système, le plus louche dans lequel il se soit rendu, ce qui lui convient bien.

- Y’a personne pour me regarder avec des yeux de petit animal crevé à cause de mes jambes ou d’où j’ai eu ma citoyenneté, les gens ont d’autres choses plus importantes à faire que d’essayer de me dire que merci pour mon service, ça doit être dur ma vie. C’est pour ça que je suis venu.

Le petit pois avec lequel il s’occupait finit écrasé sous sa fourchette en guise de point final.

- Je suis un peu égoïste j’imagine. Ca a le droit de t’énerver.

Et puis si Käh’ila sait être en colère, ça veut dire qu’il sait se défendre. C’est une bonne chose.

J'imagine que je comprends. On peut pas refuser les gens qui ont envi d'aventure, de changement, de nouveauté. Et puis, nous sommes un peuple fondamentalement bienveillant et accueillant. Ça aurait pu mieux tourner, leur arrivée. De toute façon, on m'a rarement raconté comme c'était, avant.

« _ Je connais pas Dorado, sans vous. Et je peux pas t'en vouloir. Y'a pas que des méchants qui sont arrivés. Je tourne ma fourchette dans mon assiette. Pas que des méchants, mais il n'y a qu'eux qui me viennent en tête. Même si je sais pas ce qu'on va être, plus tard. Parce que si les Trinitaires continuent... et que personne ne fait rien... on est voué à l’extinction. Parfois, j'aimerais avoir connu avant. Voir comment c'était qu'être un Mo'at. Aujourd'hui je ne le suis que par la couleur de ma peau et mes origines, mais je ne connais rien des coutumes de mes ancêtres... »

- C’est à vous de choisir, ça.

C’est un peu rude comme observation, non, Suu ?

- Mais vous pouvez pas juste attendre que les gentils soient plus nombreux que les méchants. Ca arrive pas.

L’assiette est repoussée, le pilote mieux calé contre le fond de son fauteuil, trop occupé à essayer de lire le langage corporel du gamin pour manger.

- Ca veut pas forcément dire qu’il faut prendre des armes et se faire massacrer comme des moutons. Y’a plein d’autres trucs à faire pour ceux qui se sentent pas de vivre dans des tranchées… Mais si tu veux que vous soyez quelque chose plus tard, remonte tes manches et au boulot. Acharne-toi. Sois pas sage et sois bruyant et énervé. C’est comme ça qu’on fait des trucs.

Certains phrases ont le don de me faire pousser des ailes. De me sentir invincible pendant quelques instants. De m’élever si haut que l'impression que rien ne peut m'arrêter semble persistante. Suu vient de défoncer une porte à grands coups de pieds. Une porte que je ne m'étais jamais autorisé à toucher : la domination naturelle des Trinitaires sur mon peuple. Mon corps se redresse imperceptiblement. Tout me parait possible. Et pas que pour moi, pour ma famille, mes frères, mes sœurs, les autres Mo'at. Ma main se resserre contre la fourchette, j'oublie même les doigts bandés et leur douleur.

« _ Je vais me battre. »

Et là, tout s'imbrique. Je vais accepter l'entretien c'est les Compagnons. Voir ce qu'il en est, voir ce qu'ils pourraient m'apporter. Calypso a décidé que je serais aveugle, mais cela me prouve qu'il y a bien d'autres manières d'être fort et de bousculer les pouvoirs en place. Nous sommes ici chez nous.

Parfait. Bonne réaction. Suu répond en se penchant de nouveau vers son assiette, satisfait de voir que le petit gars est plus combatif qu’il le croyait. Combatif ça fait avancer. Ca le fait souffler de rire.

- Bien dit. Mord, griffe, fais du bruit et de la fureur.

Il prend le temps d’engloutir une bouchée de sheperd’s pie avant de reprendre ses conseils complètement douteux. Si le môme finit par faire sauter des bâtiments, ce sera de sa faute.
Le pire c’est qu’il en serait fier. Il n’a vraiment pas un bon fond.

- Et oublie pas de prendre soin de toi de temps en temps. Ca évite de devenir chèvre.

Je me vois soudainement à la tête d'une véritable révolution, avec des gens sous mes ordres prêts à tuer ces ordures de Trinitaires où je serais le cerveau de toute une équipe de gens prêts à se battre. Mon pouls ne cesse de s'accélérer en plus quand Suu m'encourage dans ce sens. Du bruit et de la fureur. Je crois que je ne suis capable que de faire ça.

Je me sers aussi un goulée de bière qui semble enflammer mon gosier. Je mastique férocement les bouts du poulets, toujours les doigts serrés contre mes couverts.
Quand il reprend la parole, la ferveur ne m'a pas quitté, mais mon cœur a cessé de battre aussi violemment.

« _ Je le fais, là. Grâce à toi. Et je lui fais un sourire, tout plein d'espoir. Je commence à noter mentalement la liste des choses à faire. D'abord, prévenir ma famille. Leur exposer mon plan, voir qui est prêt à se lancer dans ce combat, avec moi. Je suis sûr qu'ils auront de bonnes idées ! Du coup, j'ai l'air un peu absent même si je continue à manger avec appétit. »

- Uh-uh, non, pas juste en mangeant.

Si Suu est un professeur en révolution, il est de ceux qui sont à peu près décents visiblement. Il a l’expérience de la santé mentale défaillante, il faut le dire, en plus d’avoir vu assez de types devenir fous à lier au milieu de cette fureur qu’il attise chez le gamin. Etre en rébellion, c’est très bien mais lutter, ça rend taré. Il voudrait éviter que Käh’ila tombe là dedans trop jeune.

- Enfin… Ouais, en mangeant aussi c’est bien. Mais c’est pas avec des bains aux huiles essentielles, fait-il en prenant une voix de greluche pleine de moquerie, ou avec un gâteau que tu prends soin de toi. Si tu veux te battre ça sera jamais assez. Y’a un moment où tu te fatigueras tout seul et tu abandonneras si tu fais rien pour te protéger et prendre des pauses. Crois-moi. Moi aussi j’ai été en colère quand j’étais petit.

Et maintenant il est vieux, il est grand, mais il n’y a presque rien de l’ancien lui qui a survécu aussi longtemps.

- Donc, tu prends soin de toi. Et tu fais ce qu’il faut faire pour ton peuple. Facile.

Ou alors c’est très difficile. Il en a conscience. Personne n’a toutefois remporté de victoire après avoir perdu le moral, alors il ferme sa bouche pour garder le pessimisme à l’intérieur.

Le fait qu'il me prenne un peu de haut, comme ça. Ben, ça me rappelle mon père. Lui qui me courbait l'échine pour me forcer à travailler au camp en me répétant qu'il était pas utile de broyer une vengeance perpétuelle envers nos esclavagiste. L'odeur de la sueur emplit mes narines. Elle est factice mais me donne tout de même les larmes aux yeux. Il a raison. Alors je mords plus gentiment dans la suite du repas.

Ça attendra.

Le moment venu, le moment opportun. Mais ça reste là. De toute façon, c'est ancré en moi. Depuis cette enfoirée de razzia. Ça sera là pour toujours. Jusqu'à ce que justice soit faite. Jusqu'à ce que tous ces Trinitaires soient morts. Pour l'instant, je fais que mâchonner. J'imagine que rencontrer des alliés non Mo'ats, ça réveille des trucs.

« _ Pourquoi tu étais en colère ? »

Je déglutis et m'arrête un instant de manger, fixant le trou noir sous mon regard, dans sa direction.