[Crust] N'est stupide que la stupidité

Plus le temps passe et plus j'ai l'impression que la bataille contre la pauvreté est un gouffre sans fond. On donne toujours plus, et j'me battrais pour ça jusqu'à la fin, mais y a toujours des gamins, des gens, qui ont que dalle. Au final, c'que je fais chaque jour... Les riches, ça les rend pas moins riches, et ça guérit même pas la pauvreté. Enfin, c'est quand même mieux que de rien foutre. J'supporterai pas de rien foutre, ça c'est clair. Et malgré tout, même si ça soigne pas la pauvreté, ça aide quelques gars, et c'est ce qui compte vraiment, au fond.

J'suis tirée de mes pensées par le chapelain qui... Découvre le café ? C'est amusant comme scène, même si j'souris pas, et que j'ai carrément pas envie de sourire, là. Il a l'air d'un gamin. Un gamin à qui on vient d'offrir le cadeau de ses rêves.

- Ça vous plait, on dirait.

J'approche ma propre tasse de mes lèvres, et j'bois une gorgée, puis une seconde, me retenant de juste vider la tasse d'une traite. Certainement sans prendre autant de plaisir à la savourer que le gars en face de moi, mais plutôt comme la droguée que je suis, et qui a désespérément besoin de sa dose.

- Le café, c'presque une institution ici. On en a de toutes les tailles, de toutes les sortes. Vous me direz lequel vous préférez, quand vous les aurez tous tester.

C'est au delà du délicieux. Il n'a jamais rien bu d'aussi riche. Même les arômes des chocolats qu'il a pu sentir ne rivalisent pas avec les notes brûlées des graines torréfiées. Mais en même temps, il a peur. Comment pourra-t-il jamais reboire du Similifé maintenant ? A-t-il mérité un tel luxe ? Va-t-il le regretter par la suite ? Est-ce un péché ? Il hoche la tête. Hésite. Ose Prend une autre gorgée. C'est aussi bon que la première. Il repose la tasse. Laisse le gout s'attarder sur sa langue. "Je n'ai pas les moyens de tester des cafés. Je ne devrais pas même être ici."

J'lève un sourcil, un peu surprise par le ton qu'il emploie et ses paroles. Comment ça, il devrait pas être ici ? Ils sont vraiment bizarres ces trinitaires...

- Vous êtes le bienvenue quand vous le voulez, mon Père. Et on peut trouver d'autres arrangements pour que vous puissiez avoir du café. Si vous avez envie de jouer pour une de nos soirées, un jour, ou simplement de m'accorder un peu de temps, je serai ravie de vous dédommager en café.

"Je ne peux pas échanger ma musique contre une rétribution, même en café." Même en nature serait plus exact mais à cette femme il craint que cela sonne...tendancieux. Il baisse les yeux, l'arôme le prend à nouveau aux narines. C'est aussi beau que bon. C'est magique, comme la foi prend d'un coup au coeur. "Et je n'ai pas besoin de cela pour accepter de vous accorder du temps si vous désirez que je réponde à d'autres questions sur notre foi, Madame. Ou pour jouer. Si cela convient à mes supérieurs." Cela dit..." mais si vous souhaitez faire un don, je connais d'autres personnes qui seraient émerveillés de goûter telle ambroisie." Modestie aurait a-do-ré l'amertume brûlée du café.

Putain, ces hommes de foi... Pire que des hommes d'affaires, quand il s'agit de marchander. Enfin, en l'occurrence, il m'offre un peu tout ce que je lui demande contre... Rien ? Enfin, rien, ou presque. Il rebalance l'histoire du don sur la table. J'sais pas s'il trouve que je dénote trop avec l'idée d'être à la tête d'une association créée spécialement pour les pauvres, ou s'il veut simplement pas y croire. Enfin, j'pourrais pas lui en vouloir. Il serait pas le premier à avoir du mal à comprendre ma logique : créer de quoi divertir les riches pour leur prendre le plus possible, et donner aux pauvres par la suite. Alambiquée ? Moi ? Jamais.

- D'accord. Il n'y a qu'à me laisser des noms, des adresses ou des moyens de les trouver, et ce sera fait. Si vous le souhaitez, vous pouvez rejoindre notre association. Vous avez l'air proche des vôtres et de leurs besoins. Je ne vous demande rien, bien entendu. J'sais bien que ça a l'air étrange comme ça, mais j'le fais pas par intérêt.

Enfin si. Mais mon intérêt, c'est que ce putain de monde soit un peu plus juste. Que ces crevards de riches dépensent leur fric pour des bonnes causes, et pas toujours pour des plaisirs idiots et démesurés.

"Je vous crois." C'est vrai, il ne sent aucune fausseté dans sa voix. Elle veut aider les plus démunis. Sait-elle seulement à quel point ils le sont ? "Seulement, j'ai du mal à croire que vous connaissez intimement la réelle misère." Il baisse la tête, accompagnant sans y prêter attention ses paroles d'un peu de guitare. "Partager le nutri-soja, faire bouillir l'eau avant de la boire, dormir à plusieurs pour avoir plus chaud, garder les chaussures pour les moments important, ne rien avoir qu'un autre n'ai pas déjà utilisé et jeté. N'avoir pour tout divertissement que ce qu'on apporte avec soi, la compagnie de la famille, la chaleur de l'affection partagée, le foyer dans sa plus simple expression. Connaître la chance de quatre murs, un toit et un plancher pour vous séparer du sol." Il peut continuer longtemps. Il a vu des familles encore moins chanceuses que les Profitendieu.

J'hausse les épaules.

- Ouais, vous avez raison. Je la connais pas, parce que je l'ai jamais vécue. J'ai toujours eu plus que ce dont a besoin quelqu'un. J'ai assisté à des soirées où les gens font brûler leur argent, gaspille la bouffe et l'eau, et ça, juste pour leur plaisir. Ca a été mon quotidien longtemps, très longtemps. Mais j'ai jamais supporté ça. Parce que c'est pas juste. Pourquoi moi j'avais le droit à ça, alors que des milliers de gamins infiniment meilleurs que moi s'entassent et vivent comme vous venez de le décrire ? J'en sais rien, et c'est comme ça. Mais j'ai décidé que j'pouvais juste pas rester les bras croisés, à assister à la déchéance et au plaisir coupable des riches qui en ont rien à foutre de ce que la majorité des gens vivent vraiment.

J'me rends compte que j'me suis un peu emportée. Enfin, je crois. J'lui offre un sourire désolé.

- Pardonnez-moi pour... Tout ça. J'suis juste une autre conne égoïste dans ce monde, qui essaie d'faire de son mieux pour aider comme elle peut. J'attends rien en retour. J'voudrais juste qu'il y ait plus de misère dans le monde. C'est con.

Il a raison. Il le sait, c'est l'une des rares choses qu'il sait. Vivre la gêne et la voir sont deux choses profondément différentes voir parfois même opposées. Il relève les yeux, lui sourit avec douceur, compréhension et chaleur. Il ne veut pas la voir désolée non plus.

"Il n'y a rien à pardonner, Madame. Louez plutôt l'Unique de vous avoir épargnée. C'est grâce à lui que vous êtes en position d'aider tant de monde alors que vous avez envie de le faire. Vous cherchez à soulager votre prochain et il n'y a rien de plus beau. Vous n'avez pas à avoir honte de ce que vous êtes, essayez simplement de faire en sorte que vos actions vous rendent fière et ce sera bien assez. Au nom de tous ceux qui ont vécu la misère, je vous remercie."

C'est dingue, hein. Qu'un type comme lui fasse partie d'une faction qui a tendance à faire tant de tort autour d'elle. J'crois pas avoir déjà eu l'occasion de rencontrer un homme plus gentil et modeste que lui. Pourtant, j'en ai rencontré des gens, et pas qu'un peu.

- C'est moi qui vous remercie, pour me faire profiter de votre sagesse comme vous l'avez fait. Merci.

J'regarde rapidement l'heure sur mon h-com. Putain, ça fait déjà aussi longtemps que ça, que j'suis avec lui ? Le temps passe vite...

- J'vais devoir vous quitter, mais vous pouvez rester ici autant de temps que vous le voudrez, si vous voulez continuer à chanter ou peu importe. Ah !

J'sors une de mes cartes pro avec mon numéro de h-com dessus, et divers moyen de me joindre.

- N'hésitez pas à m'envoyer les coordonnées de ces gens que vous voudriez que j'aide. Et vous êtes le bienvenue ici quand vous voudrez. Si jamais j'peux faire quoi que ce soit, j'serai ravie de vous aider. Et si un jour vous voulez venir voir un peu comment on gère notre nouvelle association... Vous savez où me trouver. Ce fut un plaisir de vous rencontrer.

J'ramasse Waal', et j'tends la main au gars, sincèrement ravie par cette rencontre pleine d'humilité.